L’universalité d’une langue se mesure par la pensée libre qu’elle véhicule. Par sa folle et exquise poésie, la subtilité de ses accords, l’étrangeté de ses exceptions. La langue française n’échappe pas à cette règle. Elle est une invitation perpétuelle au voyage.

"Oui j’ai une patrie, la langue française", écrivait Camus. Toute proportion gardée, comme lui, mon identité est multiple, ma culture est une langue. Elle m’a fait découvrir la littérature, le cinéma, mais étrangement je l’associe essentiellement à la philosophie grâce à un professeur de la classe de terminale du Lycée franco-libanais… un maître, ça ne s’oublie pas!

À 17 ans, je découvrais un monde qui allait déterminer un pan essentiel de la vie, un univers fondé sur des concepts immuables et sur la réflexion pure, détachée des préoccupations lourdes du quotidien, une échappatoire où la logique est un jeu subtil entre la science et la littérature. Ce professeur de philosophie donnait libre cours au développement de notre intelligence fébrile, à mi-chemin entre l’adolescence tourmentée et l’âge adulte écrasé par le poids des responsabilités à venir. Tout cela était véhiculé par la belle langue française.

Il est dommage que l’on découvre le monde de la philosophie si tard dans le parcours scolaire, alors même que l’existence tout entière est une succession de choix à la fois simples par leur énoncé et complexes par les réponses qu’il faut y apporter. J’ai appris avec ces cours que la réalité n’était que la conséquence d’un doute raisonnable qu’il fallait appliquer à toute chose, avec légèreté par moment, profondeur par moment. Mais j’ai surtout eu la certitude que le "Connais-toi toi-même", premier concept philosophique qu’il avait introduit un lundi matin avec Socrate, était le fondement de toute émancipation de l’esprit. Avec lui, la liberté était totale dans le cadre de l’autorité légitime et de l’humanisme intelligent.

L’épisode du film de Marco Ferreri, la Grande Bouffe, aura été pour moi le plus marquant de cette fidélité à la liberté de penser subversive, littéraire, esthétique ou artistique. Il avait fait allusion au film au cours de l’un de ses cours sur le consumérisme, et dans mon exaltation de cinéphile quelque peu prétentieux, je lui ai tout de suite dit que je pouvais me procurer la cassette de ce monument du cinéma. Il avait accepté que le film soit projeté au lycée, ce qui était en soi un acte de subversion magnifique. Le jour de la projection, mes camarades furent choqués, le surveillant outré par la violence des scènes et les regards étaient tournés vers moi, mais j’avoue que je tirais une fierté coupable de ce moment burlesque.

Les années ont coulé, j’ai embrassé par la suite un autre domaine, mais la réflexion philosophique et la culture du doute positif s’immiscent à tout moment dans ma vie.

Je garde précieusement au fond d’un tiroir le dossier qu’il nous avait demandé de préparer pour le bac, j’y retourne de temps en temps, le regard humide, j’y revois des documents, des textes magnifiques et surtout quelques pépites, des pages dactylographiées ou d’autres, écrites de sa propre main sur du papier buvard, je crois. Ce retour au passé philosophique éphémère de mes années de lycée est une jouissance de l’esprit qui revigore mes facultés réflexives près de trente ans plus tard.

C’est, en tout cas, un héritage que je garde précieusement comme une part de culture française.

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