Le nom de Charles Malek n’évoque aujourd’hui plus grand-chose de précis au sein de la société libanaise, et plus particulièrement sa tranche la plus jeune. On se rappelle vaguement, au mieux et sans trop savoir pourquoi, que ce nom a un jour été prestigieux; qu’il a contribué de manière non négligeable à la politique locale aux balbutiements de l’indépendance et, pour les mieux renseignés, qu’il a aussi été influent sur la scène internationale.

Pour ceux qui se souviennent de lui, Charles Malek est donc principalement un objet de mémoire politique. Et à raison: tour à tour ambassadeur du Liban aux États-Unis et à l’ONU; représentant du Liban à la conférence de San Francisco en 1945; rapporteur auprès de la commission des Nations unies pour les droits de l’homme et président du Conseil économique et social des Nations unies; corédacteur de la Charte universelle des droits de l’homme de 1948 et enfin successeur d’Eleanor Roosevelt à la présidence de l’Assemblée générale des Nations unies en 1958, Charles Malek est probablement le premier – et à ce jour le seul – homme politique libanais à avoir joué un rôle central dans le façonnement de son siècle.

Ce que l’on oublie souvent, c’est qu’avant d’avoir été un acteur politique de premier plan, Charles Malek était avant tout un penseur et un philosophe de talent, dont la contribution originale à la philosophie morale contemporaine reste largement sous-estimée. Unique et inscrite dans l’esprit de son temps, originale et puisant pourtant sa force dans une tradition inscrite dans le temps long, résolument spirituelle sans pour autant perdre sa finalité pratique, chrétienne et universelle, la pensée de Malek pourrait se révéler riche en enseignements et servir de boussole en ces temps où la confusion et l’aliénation morale peuvent facilement pousser à se réfugier dans l’inaction. C’est donc avant tout la contribution philosophique de Malek, son originalité et son caractère terriblement actuel pour le chrétien d’aujourd’hui que cet article aura pour objectif de présenter. Une forme d’hommage à un homme qui mériterait plus de reconnaissance de la part d’un pays qui gagnerait à aspirer aux valeurs qu’il incarnait.

Pour comprendre la pensée de Malek, il faut d’abord la replacer dans son contexte historique, soit le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, où un monde encore groggy commence déjà à se réorganiser selon un schéma bipolaire à la faveur de la confrontation opposant les États-Unis à l’URSS. À travers eux, ce sont surtout deux modèles de civilisation qui s’opposent: l’Ouest fait désormais face à l’Est, le capitalisme affronte le communisme dans ce que Malek perçoit toutefois très tôt comme étant une passe d’armes de nature essentiellement culturelle. L’Occident chrétien, démocratique, libéral, affronte l’Est athée, totalitaire, matérialiste et collectiviste. Il s’agit donc pour Malek de donner à l’Occident les armes pour se défendre dans un combat auquel la profondeur idéologique du communisme semble conférer un caractère asymétrique. Pour gagner sur le terrain politique, il faut donc avant tout se battre à armes égales sur celui de la morale. Malek fera donc du communisme et son matérialisme athée le contrepoids de sa conception de l’Occident comme une communauté de valeurs civilisationnelles d’essence chrétienne, reposant sur une sacralisation de la personne humaine et de son droit à la liberté et centrée autour de la figure de Jésus-Christ comme incarnation de son substrat religieux. Malek confère par ce procédé à l’affrontement des puissances une dimension presque théologique: la lutte entre libéralisme et communisme renvoie ainsi de manière symétrique à l’affrontement historique du Christ et de Satan, luttant de tous temps et dans tous les âges pour le contrôle de l’âme humaine. La personne humaine, chez Malek, est ainsi placée au centre de l’Histoire en étant présentée à la fois comme le principe et l’objet final de son déploiement: l’individu, et plus particulièrement le chrétien, est donc en mesure, à travers ses choix, ses valeurs et ses actions, de décider lui-même du déroulement des événements.

La pensée de Malek est donc avant tout à comprendre comme une philosophie chrétienne de l’action individuelle en temps de crise. Comment le chrétien doit-il agir face aux crises de son époque? Est-il seulement possible de rester fidèle à la Foi et aux Commandements tout en répondant efficacement aux défis de la modernité? Ces deux questions traversent la vie de Malek, lui qui, aussi bien dans son activité de diplomate que celle de penseur ou d’enseignant, s’est avant tout efforcé d’allier la recherche d’efficacité à une fidélité sans faille à sa foi orthodoxe. Dans Christ and Crisis (1962), Malek définit la condition du chrétien comme une crise prolongée et continue, dont la cause et la solution sont à rechercher en la personne de Jésus-Christ. La crise est ainsi "le simple fait que Jésus-Christ est le Seigneur et qu’il juge". La compréhension de cette vérité par le chrétien le place donc face au fait accompli et lui impose l’impératif du choix, le poussant à faire en sorte, selon son époque, ses moyens et à son échelle, de ne "pas perdre de vue la Croix" afin de transcender son temps et de ne "faire [qu’] un avec tous les âges". La fidélité au Christ, l’entretien de la Foi et de l’intégrité morale du chrétien ne sont donc en aucun cas incompatibles, pour Malek, avec une inscription pleine et entière de l’individu dans les besoins et les considérations de son temps, entreprise qui ne peut finalement qu’être proprement individuelle. La croix, plutôt que d’agir comme une barrière à l’action concrète, devient une boussole; l’Amour du Christ, un moteur. Ainsi écrit-il, dans cette langue anglaise qu’il a fait sienne:

"But if man and the devil and Christ are the same in every age, still every man lives in his own age and in no other, and faces his own problems and carries his own cross which no other man can possibly face or carry for him. This is not the decaying Athenian world in which Socrates would rather die than adjust to, nor the Roman world at its highest splendor which Paul had to contend with […]. Every man must work out his own destiny, meet his own fate, carry his own burden, come to terms with himself and with God, from within the one and unique world into which he has been flung."

 L’œuvre de Malek est donc autant une tentative de replacer le Christ, son Amour et son enseignement au centre de l’idée que l’Occident se fait de lui-même qu’une volonté de donner au chrétien les clés pour résister à la tentation de renier ses valeurs et son identité spirituelle au profit d’un matérialisme selon lequel "à la fin il ne reste rien, absolument rien que des atomes en mouvement". À travers son travail, Malek explique à l’Occident que l’amélioration des conditions de vie matérielles ne sera jamais suffisante pour sortir de la crise morale dans laquelle nous a placés l’avènement du Christ, "car seule la Croix qui a ébranlé le monde est capable de lui redonner la Paix". L’acteur chrétien d’aujourd’hui gagnerait à s’inspirer de ces réflexions afin de guider sa prise d’initiative individuelle, en accord avec ses convictions religieuses sans pour autant se placer en retrait face à la confusion morale et spirituelle caractéristique de la modernité. Nous savons tous que nous sommes en crise. Peu de nous savent pourquoi, encore moins comment en sortir. L’effort de Malek pour nous guider sur le chemin de l’action concrète garde, malgré son ancrage historique, un caractère violemment actuel par son orientation théologique et universelle. Le chrétien de Malek est un individu actif, pleinement inscrit dans son époque et traversé par ses considérations, mais faisant de sa foi en Christ et de son espérance en la vie éternelle la maxime de son action. Imaginons un navire dont la croix serait le compas, l’Évangile le gouvernail et la foi l’étoile guidant son capitaine. Le navire ne peut se soustraire aux flots, car ce faisant il perdrait sa raison d’être. Il ne peut non plus naviguer de la même manière sur des eaux agitées et des eaux calmes. Il doit donc s’adapter aux circonstances à partir des mêmes instruments et sans pour autant perdre de vue l’objectif, sous peine de se retrouver impuissant et désorienté. Ainsi en va-t-il du chrétien, qui navigue à travers les âges, pris dans les flots de son époque mais gardant le regard posé sur la promesse de la vie éternelle, et s’élevant par là-même au-dessus du temps et de l’espace.

En tant que Libanais, Malek mérite une place au sein de l’édifice de notre mémoire collective. Libanais, chrétien, orthodoxe, mais surtout et avant tout humain, membre, pour reprendre ses mots, de la même humanité que David, Socrate et Paul, lui pour qui "la chose la plus merveilleuse au sein de n’importe quelle civilisation humaine est la personne humaine, et la chose la plus merveilleuse chez n’importe quelle personne humaine est la possibilité de sa rencontre avec la personne de Jésus-Christ".