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Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante d’un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?

"L’essence de la famille est un meurtre."

Cette citation de Sigmund Freud est extraite de son livre Totem et Tabou, paru en 1913.

Elle résume, de manière peut-être choquante pour certains lecteurs, les dynamiques complexes et souvent conflictuelles qui sous-tendent les relations familiales, aussi bien celles du couple lui-même que sa relation avec les enfants.

Totem et Tabou développe le mythe du père de la horde primitive, une sorte de satrape qui monopolise le pouvoir ainsi que toutes les femmes de la tribu. Ses fils, jaloux, envieux et excédés, se rebellent et le tuent. Envahis par un puissant sentiment de culpabilité, ils érigent alors le père en totem et fondent une nouvelle structure sociale basée sur trois interdits: celui du meurtre, de l’inceste et de l’anthropophagie, renonçant à leurs désirs homicides et incestueux, condamnant toute répétition de ces crimes. Ces interdits constitueront les assises indispensables à toute civilisation et notamment à celles de la structure familiale: ils signent la naissance de la culture, de la religion ainsi que celle de la conscience morale.

Au cours de son développement psychosexuel, l’enfant récapitulera, d’une manière inconsciente et fantasmée, ce même mythe durant la période œdipienne. Dans sa version positive, l’enfant désire la mort du parent du même sexe (le père pour les garçons, la mère pour les filles) et nourrit des sentiments amoureux pour le parent du sexe opposé. Dans sa forme négative, ces sentiments sont inversés: amour pour le parent du même sexe et haine pour le parent du sexe opposé. Avec la résolution du complexe d’Œdipe, l’enfant intériorisera les mêmes interdits institués par les fils du père de la horde, si tout se passe bien.

Cette période met en évidence l’ambivalence de toute affectivité humaine, pourtant présente chez le nourrisson dès sa naissance: l’amour et la haine cheminent étroitement l’un avec l’autre, adossés aux pulsions de vie et de mort. Cette ambivalence est particulièrement visible durant le stade œdipien, pendant lequel, à l’égard d’un même parent, l’enfant éprouve à la fois de l’amour et des désirs de mort.

Les relations humaines seront caractérisées par la difficulté de concilier ces désirs antagonistes, non seulement tels qu’ils se manifestent durant l’Œdipe, mais aussi tels qu’ils se rejouent tout au long de notre vie d’adulte, notamment dans nos relations affectives et amoureuses. Nous revivons souvent avec notre partenaire des éprouvés qui nous ramènent à nos relations parentales, reflétant les conflits et les tensions œdipiens non résolus. La structure familiale libanaise, et plus largement moyen-orientale, en offre, souvent, l’illustration.

Au risque, encore une fois, de déranger certains, force est de reconnaître que la famille, idéalisée comme un cocon d’amour, de compréhension et de sécurité, peut, parfois, s’avérer le théâtre de luttes violentes, psychologiques ou physiques, où se rejouent les conflits infantiles. Ainsi, le désir de meurtre peut se retrouver chez les parents eux-mêmes, qui s’exprime tant dans leur relation de couple qu’à l’égard de leurs enfants. Dans la relation de couple, par exemple, ces sentiments peuvent se manifester sous forme de rivalités, de confusion identitaire, de jalousies, de haine et de luttes de pouvoir. Ils reflètent souvent des désirs refoulés et des antagonismes dont les racines peuvent plonger dans leurs propres expériences infantiles passées. De même, à l’égard de leurs enfants, les parents peuvent éprouver des sentiments ambivalents, oscillant entre l’amour et la haine, le désir de protection et les sentiments de frustration ou de rejet, qui peuvent parfois prendre des formes violentes, psychologiques et physiques.

Disputes, ressentiments, agressivités, conduites d’emprise et luttes sournoises intrafamiliales sont autant de manifestations de haines refoulées. Les violences conjugales, par exemple, sont l’œuvre de la pulsion de mort et peuvent être comprises, paradoxalement, comme une conduite de destructivité où l’un des partenaires se sauve en détruisant l’autre.

Il en est de même entre les membres d’une même fratrie, où les pulsions de vie se manifestent par des sentiments d’amour, de solidarité et d’entr’aide, tandis que les pulsions de mort s’expriment par des sentiments de rivalité, de jalousie, de haine et d’envie de meurtre.

La clinique psychanalytique a mis en évidence les effets dévastateurs des violences familiales sur le développement somatopsychique des enfants. Les traumatismes subis dans l’enfance se manifesteront plus tard sous forme de troubles psychologiques ou psychopathologiques et de grandes difficultés relationnelles. La répétition de ces violences intrafamiliales subies aura de grandes chances de se produire à l’âge adulte, dans la vie de couple ou lors de la fondation d’une nouvelle famille, par exemple.

Ce "meurtre" dont parle Freud ne s’extériorisera pas fréquemment par un acte physique. Heureusement d’ailleurs! Il s’agit plutôt d’un processus symbolique par lequel nous apprenons à renoncer à certains désirs et pulsions afin de faire partie de la communauté humaine. Les interdits et les limites que nous devons nous imposer façonnent notre conduite individuelle aussi bien que socioculturelle, ce qui ne peut que favoriser l’avènement d’une individuation.

La psychanalyse avance également une réalité qui est difficilement acceptable dans un certain nombre de nos milieux culturels: on ne devient adulte que par ce meurtre symbolique. C’est un processus psychique qui conduit à une transformation personnelle: la rupture avec l’enfance et la séparation avec ses attaches œdipiennes. C’est le rejet de certaines croyances ou conduites subies, c’est l’acceptation d’un manque structurel d’où le désir peut émerger. Ce processus ne peut s’accomplir que par une violence, elle aussi symbolique, que l’on doit traverser et qui ne sera pas sans souffrances, si l’on désire devenir un sujet.

L’intériorisation de la castration symbolique, aussi indispensable soit-elle, demeurera néanmoins source de conflits intérieurs, de lutte permanente entre l’amour et la haine, entre Éros et Thanatos.

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