Qu’en est-il de l’intrigue? Une jeune femme libano-brésilienne, formidable de culture, de sensibilité et d’ouverture, m’a offert un jour le roman d’un écrivain brésilien, pour me faire connaître un tant soit peu une part de sa littérature maternelle. J’y ai pensé ces derniers temps en me disant qu’il ne pourrait être d’une plus grande actualité que de nos jours.

Le roman en question, L’Aliéniste, de Joaquim-Maria Machado de Assis, paru en 1882, puis en 2012 pour la traduction française, donne à connaître un certain Simon Bacamarte, justement médecin aliéniste de son métier, qui fonde à Itaguaï, ville du sud-ouest de l’État de Rio de Janeiro, un asile pour les fous nommé la Maison Verte. L’ambition du médecin est en fait empirique: observer, lister et diagnostiquer toutes les manifestations de la folie, au fil des internements actés. Très vite, l’asile se remplit à un point tel que la ville se vide quasiment de sa population et que l’aliéniste se retrouve contraint de remettre en question ses théories et sa posture. Il libère alors les soi-disant aliénés et interne à leur place la toute petite minorité jugée normale; car, selon lui, faisant exception à la grande majorité de fous, ce seraient en fait les gens normaux qui devraient être jugés anormaux, voire dégénérés, fous. Mais peu convaincu par ce à quoi aboutit son étude, l’aliéniste libère, à leur tour, ces individus formant la minorité de gens normaux et décide de se pencher sur son propre état. N’y aurait-il donc pas à Itaguaï un seul individu qui soit vraiment normal? L’aliéniste s’éprouve, dès lors, lui-même comme le fou de la ville, se fait interner seul à l’asile, où il meurt quelque temps plus tard, dans le plus grand désespoir de n’être parvenu à rien qui vaille dans l’étude de sa propre folie et dans l’isolement le plus aliénant. À la mort de l’aliéniste aliéné, très étonnamment, des "funérailles s’effectuèrent en grande pompe et avec une rare solennité".

Liban Itaguaï

Est-ce vraiment si intrigant?

Ce que l’on apprend, en lien avec le personnage de l’aliéniste, à la lecture du récit, c’est qu’en réalité Simon Bacamarte ne soigne pas vraiment les fous. Mais bien plutôt il les génère. Que la première cohorte d’aliénés soit libérée pour se retrouver illico presto remplacée par une seconde cohorte de personnes saines, jugées justement aliénées à cause même de leur bonne santé mentale, ne saurait ne pas susciter une grande inquiétude et de profonds soupçons. Dans le récit en question, lorsque l’angoisse de la population atteint un point culminant, un des conseillers municipaux ose émettre l’hypothèse suivante: "[…] qui nous assure que l’aliéné n’est pas l’aliéniste lui-même?", hypothèse que celui-ci, du tréfonds de son questionnement scientifique, valide en tout cas.

Aujourd’hui, au Liban, ce pays, soi-disant "Maison verte", où bientôt il n’y aura absolument plus aucune forêt, aucun bois, qui sont donc les aliénés? Qui sont les sains d’esprit? Qui sont, surtout, non les aliénistes, mais bien plutôt les aliénants?

À y regarder de près, force est de reconnaître la grande complexité de la situation: l’État accule le peuple à l’isolement, à la régression, à la misère financière, économique, à la paupérisation tous les jours plus aggravée de toutes les dimensions de la vie, tant et si bien que le peuple ne peut qu’en devenir littéralement fou. Ce qui est fort compréhensible. Lorsqu’il essaie de se soulever, d’exprimer sa révolte, son trop-plein de cet état des choses, l’État lui impose le silence, le refoule, l’écrase, l’incarcère, car c’est là la seule façon d’agir avec des fous. " La démence est très dangereuse, Messieurs!", dirait bien l’État. "Allez! Tous à l’asile! Au cachot!"

L’État, pour sa part, se croyant sain d’esprit, ou encore se prenant tout carrément pour le Saint-Esprit en personne, est jugé profondément aliéné, tant par le peuple que par l’opinion mondiale. Or, l’aliéné qu’est l’État court les rues, célèbre son omnipotence, se vautre dans sa corruption, se sustente grâce à son vampirisme et nage dans son ignorance féroce et chtonienne d’un Béhémoth postmoderne. En étant aliéné, il serait conséquemment aliénant, pis encore, à l’origine même de toutes les aliénations. Il serait, autrement dit, à l’instar de Simon Bacamarte, le fabriquant des fous.

Mais, revenons tout de même au peuple: n’est-ce pas preuve de sa folie que de laisser tomber sa révolution? Que de s’adapter à la dictature assassine qui le déchire de ses crocs et le dévore cru? Que d’aller bientôt aux urnes pour y rejouer son histoire encore et encore, en croyant la réparer par la répétition? De l’État et du peuple, de l’aliéné aliénant et du sain d’esprit rendu aliéné, lequel des deux est vraiment le fou, le plus fou?

De l’intrigue à la rhinocérite

Sur la première de couverture de L’Aliéniste de l’édition française, notre regard tombe sur un rhinocéros dont nous ne saurions ne pas interroger la pertinence du choix. Autre représentation biblique de la bête chtonienne, lourde et féroce qu’est Béhémoth, le rhinocéros incarnerait, à en croire Eugène Ionesco, dans sa pièce du même nom de l’animal, la montée d’une épidémie toute-puissante, incontournable et incurable, la rhinocérite, qui frapperait tous les individus d’une population, les uns après les autres, lesquels se retrouveraient, tous sans exception, métamorphosés en rhinocéros, qu’ils aient été séduits par le rhinocéros, autrement dit par la férocité et par la folie, ou qu’ils aient choisi de se battre contre le fléau et de ne pas y succomber.

Le Liban d’aujourd’hui n’est-il donc pas la nouvelle Itaguaï, pays de la rhinocérite la plus virulente? Et, cependant, sachant que l’Itaguaï originelle a pour surnom, en portugais, "Cidade Inteligente", c’est-à-dire la Ville intelligente, comment cela peut-il ne pas nous rappeler notre intelligence propre, celle d’avant la déchéance? Comment cela peut-il ne pas nous rappeler, par ailleurs, ce qu’Alain Robbe-Grillet fait dire à sa mère, dans une réplique qu’elle lui adresse, dans son triptyque autobiographique, où elle lui dit qu’entre le génie et la folie, il n’y a qu’un fil bien ténu et que lui a la chance d’être du côté du génie? Comment ne pas nous dire, dans ce sillage, que notre intelligence, nous Libanais, est sans aucun doute du côté de la folie?

Peut-être aurions-nous alors la persuasion qu’au bout de l’histoire, en tant que grands fous que nous sommes tous sans exception, nous aurons, au moins, le droit à des "funérailles en grande pompe et avec une grande solennité".

 

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