L’écriture romanesque d’Ahlem Mosteghanemi a révélé une nation à elle-même, en faisant la part belle à l’amour et aux grandes causes. Surnommée par le président Ben Bella "le soleil de l’Algérie", l’écrivaine a relevé le défi d’avoir des millions de lecteurs et de lectrices dans le monde arabe et de vendre ses romans à des millions d’exemplaires, quand les Arabes étaient loin d’être bibliophiles. Le grand poète Nizar Kabbani avait déclaré, après la lecture de Mémoires de la chair: "Ce roman m’a littéralement fasciné. Je l’aurais signé, si on me l’avait demandé." Choisie par le magazine Forbes parmi les dix femmes les plus influentes du monde arabe, Ahlem Mosteghanemi nous touche surtout par son humanisme et sa subtilité. Entretien avec la grande romancière pour Ici Beyrouth.

On dit de vous que vous êtes l’écrivaine de l’amour.  Le thème de la femme qui se dérobe à l’homme est omniprésent dans vos livres, dans un contexte de sensualité et de sublimation de la femme orientale.  Êtes-vous en train de perpétuer la tradition de l’abstinence, par opposition à la consommation occidentale? Je pense à vos héroïnes, notamment à la désirable Hayat et à la Française emancipée.

La première phrase de mon roman Mémoires de la chair est: "L’amour, c’est ce qui fut entre nous, la littérature tout ce qui n’advint pas." Je pense que c’est grâce au manque, à la distance, qu’on fait de la littérature. L’amour en lui-même vous empêche d’écrire, tous les artistes vous le diront. Proust n’aurait jamais écrit À la recherche du temps perdu, ni Prévert Les feuilles mortes, ni Jacques Brel Ne me quitte pas, si leur amour n’avait pas été perdu. D’ailleurs, la distance en amour est tout un art. Vous vous approchez trop près, vous supprimez le désir. Vous vous éloignez trop longtemps, vous disparaissez dans l’oubli. Je me considère comme l’écrivaine du désir, pas du plaisir, car c’est avec le désir, qui est une forme d’absence, de souhait et de rêve qu’on arrive à toucher. D’ailleurs Amine Nakhlé disait que l’art est né lorsque Ève a insufflé le désir à Adam en disant: "Qu’elle est belle cette pomme!" C’est cette distance qui nous sépare du pommier qui fait la littérature. Concernant l’abstinence féminine, disons que je préfère inspirer une certaine éthique, d’autant plus que je déteste la vulgarité et que je suis obsédée par le beau.

Il n’empêche que l’on trouve dans vos livres autant de sensualité et d’appétit sexuel foudroyant que de soufisme, de transcendance et de spiritualité. Est-il possible de réconcilier ces différentes notions? De quel côté penche la balance pour vous?

C’est vrai que j’adore les figures de style et que mes titres sont basés sur des jeux de mots suggestifs, mais je frôle l’interdit sans jamais verser dans l’étalage. Je suis pour le parfum de la sensualité, non pour la sexualité étalée. Il ne faut pas oublier que la publication est l’acte le plus dangereux. Quand un livre quitte votre table, il ne vous appartient plus et chaque phrase peut se retourner contre vous. Un livre ne devrait pas être écrit à la légère, un roman ne se limite pas à vous raconter une histoire, il doit pouvoir laisser ses empreintes qui peut-être changeront votre vie. La vraie vie d’un roman commence quand on a fini de le lire. J’écris chaque livre avec l’angoisse du premier et la peur du dernier. Je pense que la vie, aussi bien à cause des guerres que de la pandémie, a détrôné le plus grand romancier. C’est elle qui s’empare du romanesque, qui nous étonne par son côté imprévu et nous met au cœur du plus grand suspense, face à un ennemi invisible qui gère notre vie. Mais la littérature y trouve aussi sa matière. Depuis toujours, elle se nourrit principalement des deux grands thèmes humains, l’amour et la mort, prédominants dans mes romans et à l’origine de la dimension spirituelle que vous évoquez. Je suis très croyante et je m’étonne à chaque instant du mystère de la création dans ses moindres détails. De quel côté penche la balance? D’une certaine poésie, d’un tout indissociable.

Ahlam Mostaghenmi

Vous êtes l’écrivaine la plus lue dans le monde arabe et vous écrivez dans la langue que feu votre père, professeur de français et militant pour l’indépendance, ne pouvait pas lire. Est-ce que la célébrité littéraire dans la langue maternelle interdite est votre façon de venger votre père?

Mon père, francophone, m’a poussée à apprendre la langue arabe dont il a été privé, interdite en Algérie pendant cent trente ans. Mais c’est par amour pour cette langue que je m’y suis attelée. On ne peut exceller dans une langue qu’en entretenant une relation passionnelle avec elle. Quand on me posait la question "où as-tu appris l’arabe pour écrire ainsi?", je répondais avoir étudié en Algérie. Je ne connais peut-être pas la langue arabe mieux que les Orientaux, mais je prétends l’aimer plus qu’eux. Parce que nous avons fait la guerre aussi pour reconquérir notre identité linguistique.

Par ailleurs, je n’ai pas cherché la célébrité, elle tend à fuir ceux qui la cherchent et à poursuivre ceux qui la fuient. Je suis devenue célèbre à une époque où l’internet n’était pas là pour me faire connaître, au début des années 1990. Mais, après avoir découvert une vingtaine de pages Facebook portant mon nom et prenant parfois des positions politiques, j’ai été obligée de créer une page Facebook officielle (qui compte 14 millions de fans) pour arrêter les usurpations d’identité, et j’ai été prise dans l’engrenage de ce monde virtuel. Il en a été de même avec Twitter et Instagram.

Écrire en arabe est une forme de militantisme car cette langue a été entachée de terrorisme, et les étrangers ne sont pas enthousiastes pour les œuvres arabes. Pour moi, le mérite d’un écrivain se mesure à la gloire des causes qu’il a défendues.

Longtemps vous avez habité Paris. Dans vos livres, vous décrivez obsessionnellement les ponts de Constantine, un peu comme Van Gogh peignait les tournesols. Quel est votre rapport à cette ville qui vous hante?

Mes romans sont pour la plupart nés à Paris. Ils étaient alors les romans de la déchirure et de l’exil. La mémoire consistait à se regarder à distance. Il y a des villes qu’on habite et d’autres qui nous habitent. Je suis originaire d’une ville mystique: Constantine. Pourtant c’est une ville qui ne m’a pas vue naître, mais que j’ai pu décrire avant sa découverte réelle. Je la portais en moi, comme mon héros qui voyait le pont Mirabeau mais peignait le pont de Constantine.

Ainsi, je partage l’avis de Malek Haddad qui dit que tout amour est politique. Il y a quarante ans, je disais dans mon premier roman que l’écriture est un règlement de compte et que j’écris comme on nettoie une arme. Il y a toujours quelqu’un ou un système qu’on a l’intention de descendre dans chaque livre. Aujourd’hui je dirais qu’écrire, c’est gérer ses illusions ou ses pertes. Nous sommes ce que nous avons perdu, non ce que nous possédons. Dans chacun de mes romans il y a une perte que j’essaie de compenser.

Ahlam Mostaghenmi

Est-ce que vous vous adressez à la conscience collective du peuple arabe en général ou plutôt à celle des Algériens? Êtes-vous en faveur d’un nationalisme arabe?

Je dirais d’abord que langue arabe a conditionné mes thèmes dès le départ. J’ai choisi de m’adresser à un public arabe et je n’ai pas fait de concession à ce sujet pour être acceptée par l’Occident, bien que j’aie vécu en France. Les écrivains arabes francophones qui vivent en Occident finissent par écrire une littérature qui conforte les Occidentaux dans leur image du monde arabe, ce qui leur vaut d’être récompensés.

Pour moi, la gloire est de représenter ma nation. Je le dis sans prétention. Je suis née à une époque où tous les Arabes étaient nationalistes, dans une famille militante et humaniste; cela m’a forgée et conditionnée pour toujours. D’ailleurs, le succès de mon premier roman est dû au fait que tous les Arabes, sans exception, se sont reconnus dans le parcours du héros, son enthousiasme pour le nationalisme algérien et arabe, et les désillusions qu’il a vécues. Durant toute la trilogie, mon héros devait faire face aux dérives historiques, aussi bien de l’Algérie que de la nation arabe, et aux dérapages de toutes sortes, tels que la traîtrise, la corruption et la complicité. En vérité, mes écrits sont un hommage aux hommes de conscience qui sont restés honnêtes malgré tout, qui ont résisté aussi bien à la tentation qu’aux menaces, dont Khaled Bentoubal est devenu le symbole. Durant trois romans (1 200 pages), cet homme est resté l’homme du non et a refusé toute concession.

Il y a un mystère qui vous auréole toujours. Vous avez toujours fui les apparitions médiatiques. Paradoxalement, votre renommée n’a fait que grandir. Quelle est votre recette pour être aussi connue et aussi discrète?

Hemingway disait qu’on ne reconnaît pas un écrivain au nombre de ses livres, mais au nombre  de ses lecteurs. Un écrivain s’impose par sa modestie. Il réussit quand il arrive à ressembler à ses lecteurs et non quand il commence à se croire plus important qu’eux. L’écrivain ne doit pas se prendre au sérieux, mais prendre au sérieux l’écriture. Je n’ai d’ailleurs jamais signé de mon titre de docteur, que j’ai obtenu de la Sorbonne en 1985, car je déteste les rapports de supériorité et je revendique l’humanisme le plus humble. Le pire qui puisse arriver à un écrivain, c’est de s’installer dans la gloire. Elle peut le détourner de son œuvre et limiter sa liberté d’expression. La célébrité le prive également de son droit humain à l’erreur et à la spontanéité.

Est-ce que votre plume se nourrit essentiellement de votre vie, de votre expérience? Est-il vrai que votre dernier livre, Allègre séparation, relate certains épisodes de votre vie?

Un écrivain ne peut pas échapper à sa biographie, mais il doit choisir la façon de la raconter et le moment propice. Je laisse donc des témoignages autobiographiques éparpillés un peu partout dans mon œuvre, parce que j’ai atteint l’âge des témoignages et qu’il y a des personnalités littéraires, et d’autres que j’ai côtoyées, qui méritent d’être associées à mon autobiographie. Je pense, entre autres, à Nizar Kabbani.

Vous dites que Beyrouth a forgé votre destin littéraire et amoureux. Comment?

Sur le plan personnel, j’ai choisi d’épouser un Libanais, le chercheur, sociologue et journaliste Georges el-Rassi que j’ai rencontré à Paris. J’appréciais ses positions intellectuelles et politiques et ce fut entre nous un coup de foudre intellectuel. Georges m’a toujours soutenue, notamment quand j’ai été la victime d’une campagne de dénigrement suite au succès colossal de Mémoires de la Chair.

De retour au Liban en 1992, Beyrouth m’a rendu tous les honneurs. D’ailleurs, Beyrouth accueille à bras ouverts les talents, sans distinction identitaire. Je pense a fortiori au succès foudroyant de Mémoires de la Chair publié au Liban, à mes livres enseignés à l’Université américaine de Beyrouth. Je ne peux oublier l’accueil et l’amitié de Ghassan Tuéni, que Dieu ait son âme. Je songe à l’enthousiasme surprenant du public libanais, toutes classes sociales confondues, et à mon éditeur, Émile Tyan, ce grand seigneur. Les Libanais.es sont pétri.e.s de bonté et de générosité.