Ils ont fière allure ces palmiers majestueux venus des lointaines Canaries et l’air si joyeux qu’on en viendrait à croire qu’ils ont poussé tout seuls sur le sol niçois. La mer est à quelques encablures, mais ni les embruns ni le fracas des vagues, l’hiver, ne les découragent. Ils dominent nonchalamment la promenade où affluent chaque jour des milliers d’individus pour respirer l’odeur bleue de la mer.

C’est ici, sur ce large trottoir qui surplombe les galets face à l’horizon marin qu’un sentiment de déjà-vu m’a submergée et que les images du sol natal, de la corniche de Beyrouth, sont remontées comme la marée pour se confondre avec le panorama. Étrange sensation que d’être à la fois ici et là-bas sans que l’on puisse distinguer laquelle des sœurs jumelles tient la corde. Et non, il ne s’agit pas de "l’Unheimlich", le familier étrange dont parle Freud qui génère l’inquiétude, ici c’est le familier tout court, le "comme chez soi" (Heim) qui réconforte et guérit les blessures et que l’on emporte dans ses bagages d’un bout à l’autre des deux rives.

Nice Jumelle

À Nice, on se sent comme à Beyrouth. Étrangement ressemblantes et tout autant dissemblables, villes cosmopolites se nourrissant de la Méditerranée, elles charrient sans relâche les mêmes senteurs, les mêmes couleurs, la même langueur. Apaisée la nostalgie lancinante du Beyrouth des années 60 connu à travers les clichés en noir et blanc, je retrouve ma ville ici même comme rajeunie et sauvée des affres de la guerre.

Il n’est pas étonnant que Friedrich Nietzsche, amoureux de l’Italie, ait puisé son inspiration dans les quartiers de Nice où il se sentait "comme dans une banlieue de Gênes", qu’il y ait passé cinq hivers, s’y promenant pendant des heures pour alimenter ses pensées, qu’il y ait écrit Zarathoustra et Par-delà le Bien et le Mal. Pas étonnant non plus qu’Henri Matisse en quête de sites et de lumière s’y soit installé en 1917 jusqu’à sa mort.

La ville a vu défiler dès le XIXe siècle toute une aristocratie européenne venue se réchauffer l’hiver aux rayons d’un soleil tenace. Maintes fois aménagée, la promenade des Anglais qui n’avait pour vocation que contemplation et flâneries focalise désormais toutes les attentions, éveille toutes les initiatives.

Nice Jumelle
Negresco

Le regard peut difficilement se soustraire à l’exubérante coupole rose sans laquelle Le Negresco n’est plus Le Negresco, et qu’il arbore depuis 1913 avec une fierté si féminine qu’elle en transfigure le paysage, bousculant par son ornementation baroque tous les codes architecturaux de l’époque. La mode des incessantes chevauchées le long de la mer disparaît peu à peu au lendemain de la Grande Guerre, et la saison d’été, au fil des années, supplante celle d’hiver avec ses loisirs balnéaires et ses sports nautiques. Le style Art Déco explose sur la promenade avec l’inauguration en 1929 du Palais de la Méditerranée et l’apparition des immeubles de rapport à la place des villas surannées.

Mais il aura fallu, comme dans toute vie, qu’un funeste dénouement vienne ruiner la liesse des beaux jours. Il aura fallu ce 14 juillet 2016, où sur la promenade se rassemblaient de joyeux fêtards pour le traditionnel feu d’artifice, qu’un djihadiste au volant d’un camion fonce dans la foule fauchant des dizaines d’individus, dévastant des vies.

Nice Jumelle

Aujourd’hui encore, les promeneurs contemplent l’horizon marin, certains font une course à pied, d’autres font halte à l’ombre des pergolas où s’attardent les habitués après une journée de labeur, où souvent un guitariste venu d’ailleurs adoucit de ses notes l’âpreté du monde. La corniche de Beyrouth, elle aussi, a de ces airs indolents qui défient la pauvreté rampante et l’essoufflement d’un pays qui veut croire qu’il a de beaux jours devant lui. Elle ragaillardit au moindre souffle de vent, s’anime et absorbe tout à la fois le bleu de la mer et la couleur acidulée du soleil. Ceux qui y vont encore par habitude ont les yeux tournés vers le lointain, attendant un signe, l’apparition d’un bateau, le surgissement de l’inattendu…