En cette veille électorale, alors qu’Emmanuel Macron s’annonce prêt à briguer un second mandat, le travail du couple Pinçon-Charlot sur la classe des dominants revêt une importance nouvelle.

Pour son premier long-métrage, À demain mon amour, sorti dans les salles françaises ce mercredi 9 mars, Basile Carré-Agostini accompagne le couple de sociologues le plus connu du grand public, Monique et Michel Pinçon-Charlot, sur le terrain de leurs recherches et dans leur intimité.

Installés dans leur confortable pavillon des Hauts-de-Seine, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon pourraient couler une paisible retraite. Mais ils ont décidé de continuer le combat contre le système néo-libéral. "À demain, mon amour" est leur leitmotiv: à la vie comme au travail, le couple aspire à une révolution sociale. Depuis plus de 50 ans, Monique, fille d’un notable de Lozère, et Michel, issu d’une famille ouvrière des Ardennes, s’aiment et luttent à divers niveaux pour une société plus équitable, plus humaine et plus écologique. "Marqués par deux névroses de classes inverses, la seule solution pour nous en sortir était le travail en commun. On a construit une solidarité fondée sur l’amour et non sur la compétition", explique Monique dans une interview exclusive à Ici Beyrouth.

Comme ils le racontent dans leur ouvrage Notre vie chez les riches. Mémoires d’un couple de sociologues (2021), c’est en 1965 qu’ils se rencontrent sur les bancs de l’Université de Lille. Ils ne se quitteront plus. Après des études de sociologie et un mariage précipité, ils séjournent deux ans dans le Sahara marocain pour enseigner le français. À leur retour, ils rencontrent Jean-Claude Passeron à l’Université Paris VIII, un sociologue proche de Pierre Bourdieu dont Michel avait bénéficié des enseignements à Lille au début des années 1960. Puis Michel et Monique entrent comme chercheurs au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). À la fin des années 1980, les deux sociologues entament un travail sur les classes supérieures avec un premier livre sur la bourgeoisie parisienne intitulé Dans les beaux quartiers. Leur ténacité se poursuivra jusqu’à leur retraite, en 2007, et même au-delà.

 Pinçon-Charlot

Un travail d’iconoclastes

"Tout au long de notre parcours, nous avons tenté de personnifier les capitalistes, en nous appuyant sur des ressources psychiques, sociologiques et politiques, trois formes d’engagement tout aussi fortes que Basile Carré-Agostini parvient à tricoter dans son documentaire. Notre pensée est relationnelle et mêle ethnologie, sociologie, économie, politologie ou anthropologie. Ceux qui nous critiquent nous traitent d’impressionnistes. Mais, à nos yeux, les approches par disciplines ont pour effet de masquer l’arbitraire des privilèges des oligarques fondés sur la propriété capitaliste, empêchant tout travail de fond sur cette classe", explique Monique.

Les travaux sur les familles fortunées de l’aristocratie et de la bourgeoisie ancienne sont en réalité très rares lorsque les deux chercheurs décident de s’y atteler, de même que les financements permettant de les réaliser. C’est un objet d’étude sensible et difficile d’accès, qui fait subir au couple diverses pressions, y compris au sein du CNRS. Après dix ans d’investigations, ils publient en 1997 Voyage en grande bourgeoisie, réflexion épistémologique sur leurs pratiques. Dans Sociologie de la bourgeoisie (2000), le couple définit cette catégorie: l’infime partie de la population bénéficiant d’un capital économique exceptionnel, telles les familles propriétaires et/ou dirigeantes des plus grandes entreprises.

Toutefois, la bourgeoisie ne se définit pas seulement par l’argent: l’éducation familiale, la socialisation dans des établissements scolaires spécifiques, la vie mondaine, les voyages ou encore le culte du cosmopolitisme ont aussi une fonction. Ils soutiennent que, par son mariage historique avec la noblesse issue du système féodal, la haute bourgeoisie est passée d’une domination économique à une domination symbolique ancrée dans les représentations et les mentalités. La bourgeoisie tient en outre sa force de son réseau d’influence et de son militantisme stratégique visant à maintenir sa domination. Au contraire de la petite bourgeoisie ou des classes populaires, chez qui l’individualisme et la méritocratie constituent les valeurs essentielles d’une certaine modernité, les grands bourgeois ont le sens du collectif, des intérêts de classe.

Plus tard, la publication des Ghettos du Gotha (2007) décrit les interactions entre les membres de la haute bourgeoisie française, favorisées par la ségrégation socio-spatiale, l’endogamie, des stratégies de solidarité familiale et de classe. Face à cela, le couple Pinçon-Charlot appelle à l’union et à la solidarité en vue de mettre fin aux inégalités inacceptables ou, comme ils le disent dans le film lors d’un dîner avec Philippe Poutou: une nouvelle révolution pour renverser non plus seulement la noblesse mais aussi la bourgeoisie.

La guerre est partout

Le documentaire de Basile Carré-Agostini commence par aborder la violence symbolique, en filmant la rencontre d’un groupe d’élèves d’un lycée défavorisé de Roubaix avec la bourgeoisie des beaux-quartiers, pour passer quarante minutes plus tard à la violence physique faite aux Gilets jaunes faisant face à des armes de guerre dans ce même quartier du huitième arrondissement de Paris.

Selon Monique Pinçon-Charlot, les Trente Glorieuses (1945-1975), avec la progression du salariat et l’augmentation des salaires, puis le développement de l’actionnariat populaire, avaient contribué à estomper l’opposition entre les riches et les pauvres. Mais ce phénomène a pris fin dans les années 1980: "Ça a explosé en plein vol. Les socialistes au pouvoir ont dérégulé tous les marchés financiers, ce qui représentait un revirement total par rapport au programme commun de la gauche en 1981. On est passé d’un capitalisme industriel paternaliste, qui composait avec un État providence solidaire offrant sécurité et ascension sociale, avec une presse relativement libre, à une société néolibérale presqu’entièrement financiarisée."

À partir de 2007, Michel et Monique Pinçon-Charlot mettent en avant leurs convictions idéologiques en s’engageant comme des acteurs sociaux du monde qu’ils analysent. Cela leur vaut de nombreuses critiques de journalistes, chroniqueurs, analystes littéraires et collègues sociologues. Considérant que le lien entre la politique et le monde des affaires n’a jamais été aussi fort, ils dénoncent l’ampleur du déficit public en raison des cadeaux fiscaux faits aux plus riches, ainsi que de l’aide accordée aux banques et aux entreprises pour surmonter la crise financière de 2008. Pour eux, la dette est l’arme utilisée par les politiques à la solde de la haute finance internationale pour que les peuples acceptent la rigueur et renoncent aux acquis sociaux obtenus par des décennies de luttes.

En mai 2017, l’élection d’Emmanuel Macron pousse Monique Pinçon-Charlot à descendre dans l’arène politique. Elle se présente aux élections législatives dans les Hauts-de-Seine, avec le souhait de porter le discours d’une gauche sociale et écologiste. "La violence de classe est multiforme, elle se trouve jusque dans la nourriture et l’air. Aujourd’hui, les plus riches investissent dans les ressources naturelles. La nature représente un marché pour les pays capitalistes qui ont fondé leur richesse sur le pillage, l’esclavage, et la colonisation, car les matières premières sont nécessaires, même dans les énergies renouvelables avec les métaux rares."

En démontre le plan de sauvetage pour le Liban, qui comporterait entre autres la vente du patrimoine naturel, tels des pans entiers du littoral. "Le Liban est exemplaire du chaos vers lequel tend le système capitaliste néo-libéral: la destruction totale de l’État par de multiples causes. (…) Partout dans le monde, se livre une guerre de classe d’une violence inouïe, à coup de gaz lacrymogènes et d’armes létales. Elle est le reflet d’une exploitation des êtres humains qui a atteint les limites du supportable. Des gens mangent une fois par jour, ne fêtent pas Noël, et tout cela est caché… Nous ne sommes pas dans le monde démocratique et opulent de la consommation partagée", déclare-t-elle.

Bien qu’elle critique l’agenda néo-libéral des élections, Monique Pinçon-Charlot continue de prôner le vote, surtout des femmes: "C’est une victoire du féminisme contre le patriarcat porté par le capitalisme. Il faut voter, même blanc quand l’offre politique ne convient pas! Le jour où les bulletins blancs seront reconnus dans les suffrages exprimés, cela bousculera de fond en comble la mécanique diabolique de leur soi-disant démocratie! "

 

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