À travers trois figures maternelles narrées dans la littérature occidentale par Romain Gary, Simone de Beauvoir et Annie Ernaux, et trois autres racontées dans la littérature orientale par Khalil Gibran, Alexandre Najjar (d’expression francophone) et Mahmoud Darwich, l’image de la mère oscille entre amour et haine, idéalisation et démythification. Comment et pour quelles raisons?

Il y a des mères condamnées à l’oubli, celles dont les fils et les filles ne taquinent pas la muse, qui travaillent sans récolter la gloire ni la moindre reconnaissance, couronnant une vie vouée aux sacrifices et aux privations! Il y a les mères libanaises botoxées ou pas, qui n’ont jamais plaqué enfants et mari pour suivre leurs lubies, ni privilégié leur vie de femme à leur vocation de mère, qui auraient dû à l’âge d’or éviter au moins une vie calamiteuse. Ces mères s’étaient fendues en deux pour concilier le travail à l’extérieur et les charges du foyer, tout en veillant méticuleusement aux prunelles de leurs yeux. Elles se sont retrouvées privées du fruit de leurs entrailles et du fruit du labeur! Et il y a les mères vénérées, immortalisées par leurs enfants poètes, écrivain-e-s et artistes! Des générations entières retiennent leur nom et récitent le récit de leur vie. Elles trônent parmi les trésors des bibliothèques et les beaux livres reliés forment leurs sépultures. Sont-elles des créatures parfaites pour autant? Avons-nous besoin de les idéaliser pour qu’elles le soient?

La mère idéalisée en Orient

Khalil Gibran

Khalil Gibran serait-il devenu ce poète, philosophe et peintre phénoménal qui a marqué le XXe siècle, sans l’ambition, la détermination et l’ouverture de sa mère? La mère de Khalil Gibran représente la force associée aux femmes de Bcharré, village emblématique de la résistance légendaire, surplombé par la forêt millénaire des cèdres. Femme de caractère, elle possédait un esprit clairvoyant et libre. Mariée trois fois, elle exigea le divorce de son second époux et se défendit si farouchement devant le tribunal ecclésiastique qu’elle finit par l’obtenir, malgré les pressions des proches et les tentatives des témoins pour la faire déchanter. Réalisant que son troisième mari, le père de Gibran, était alcoolique et délinquant, elle s’embarque avec ses quatre enfants en pleine mer, vers les États-Unis, à la recherche d’une vie meilleure, allant jusqu’à assumer le tribut de l’exil, la lourde responsabilité de la marmaille et les besognes exténuantes de ménagère et de couturière pour gagner son pain. Gibran dit dans ce contexte: "Je dois tout à la femme depuis mon enfance jusqu’à présent. Sans la femme mère, la femme-sœur et la femme-amie, je serais resté assoupi parmi les ankylosés et les engourdis qui cherchent la paix du monde dans le sommeil."

Alexandre Najjar

Grand prix de la Francophonie 2020, Alexandre Najjar dédie le troisième roman de sa sa trilogie autobiographique à sa mère, qu’il va ressusciter et habiller de lumière, à commencer par le titre éponyme de son roman, Mimosa, fleur aux couleurs du soleil, de la lumière et de l’espoir. En effet, c’était une femme déterminée à parfaire l’éducation de ses six enfants, allant jusqu’à transformer la maison en école, cumulant les fonctions d’une pléthore de professeurs, quand les cours ont été suspendus durant la guerre. À travers le récit mouvementé de la guerre qu’elle a essayé d’apprivoiser pour mieux dépasser, Alexandre Najjar raconte parallèlement son parcours de médiatrice, transmettant l’amour de la lecture, le courage dans les épreuves et la passion de la terre et du jardinage. Sa maman est une battante obstinée. Si elle se donne corps et âme pour l’édification de son foyer, si elle sait faire face aux tempêtes les plus violentes et s’obstiner dans le sol, c’est que ses racines sont ancrées en profondeur et qu’elle n’est pas une simple fleur fragile aux belles couleurs. L’écrivain libanais finit par brosser le portrait maternel d’une mère mythique, d’une fleur-arbre.

Mahmoud Darwich

Mahmoud Darwich, le grand poète palestinien, a écrit son poème-culte à sa mère: "J’ai la nostalgie du pain de ma mère, la nostalgie du café de ma mère, de son murmure, de ses caresses, et l’enfance grandit en moi, jour après jour, et je chéris ma vie, car si je viendrai à mourir, j’aurai honte des larmes de ma mère." Cette femme digne, modeste, perpétuant avec amour les traditions héritées, était devenue la coqueluche des journalistes et des photographes qui venaient fixer, pour la postérité, le pain arabe qu’elle pétrissait et enfournait pour son fils aimé, malgré la vieillesse. La nation arabe s’est reconnue dans la figure idéalisée de la tendre mère du poète, qui, privée de son fils condamné à l’exil, s’était investie des attributs de la patrie-mère, symbolisant la terre-nourricière et la terre perdue passionnément désirées.

Sacralisée ou de chair et d’os?

Romain Gary

"Je revenais du lycée et m’attablais devant le plat. Ma mère, debout, me regardait manger avec cet air apaisé des chiennes qui allaitent leurs petits. Elle refusait d’y toucher elle-même et m’assurait qu’elle n’aimait que les légumes et que la viande et les graisses lui étaient strictement défendues. Un jour, quittant la table, j’allai à la cuisine boire un verre d’eau. Ma mère était assise sur un tabouret; elle tenait sur ses genoux la poêle à frire où mon bifteck avait été cuit. Elle en essuyait soigneusement le fond graisseux avec des morceaux de pain qu’elle mangeait ensuite avidement et, malgré son geste rapide pour dissimuler la poêle sous la serviette, je sus soudain, dans un éclair, toute la vérité sur les motifs réels de son régime végétarien." Ces phrases sont prononcées par le narrateur-auteur-personnage principal du roman-phare La Promesse de l’aube. La mère de Romain Gary va l’aimer intensément comme seule une mère sait aimer. Elle se battra sur tous les fronts pour lui prodiguer les meilleurs soins, malgré leur condition modeste. Élevé sans père, son géniteur l’ayant abandonné pour une autre femme et un autre foyer, Mina Owczynska va lui insuffler l’ambition et le désir de la grandeur dans son aspect patriotique, moral et professionnel, à commencer par le choix du pays d’accueil, la France, correspondant parfaitement à l’image de grandeur et de dignité qu’elle recherchait. Convaincue qu’il sera ambassadeur, elle le criait constamment sur tous les toits et le brandissait comme un fait acquis, bien avant qu’il ne grandisse et ne devienne diplomate. Toute sa vie, elle crut fermement à son talent littéraire alors qu’il ne faisait qu’essuyer les refus successifs des éditeurs. Il finit par décrocher deux Goncourt, ce qui aurait été impossible s’il n’avait signé l’un des deux romans couronnés par le pseudonyme d’Émile Ajar. Bien qu’elle soit sa muse et son rocher, Mina Owczyinska est décrite aussi comme une mythomane, par souci d’objectivité. Elle qui avait caressé un jour le rêve de devenir actrice, qui avait sacrifié carrière et vie sentimentale pour son fils, avait cependant une attitude et des gestes théâtraux et le besoin d’inventer des supercheries qui servent sa cause et celle de son fils.

Simone de Beauvoir

Après une chute qui provoque la fracture de son fémur, la mère de Simone de Beauvoir est internée et assistée par ses deux filles. Dans son journal intime où elle établit un pacte d’authenticité, la théoricienne du féminisme renoue intensément avec cette mère croyante, bourgeoise et conservatrice à laquelle elle n’a pas voulu ressembler. Les médecins lui diagnostiquent un cancer de l’intestin grêle et la mère souffrante subit atrocement l’acharnement thérapeutique, critiqué violement par l’écrivaine, qui aurait préféré que sa mort soit douce. Elle note sans ambages la décrépitude du corps de la mère et raconte sa douleur avilissante. Paradoxalement, la mère semble plus proche de cette fille rebelle mais indépendante financièrement comme un homme, qui prend en charge ses frais d’hospitalisation. "Sa maladie avait fracassé la carapace de ses préjugés et ces prétentions, peut-être parce qu’elle n’avait plus besoin de ces défenses." Une mort très douce est l’occasion pour l’écrivaine de revendiquer l’euthanasie dont l’étymologie grecque renvoie justement au titre du livre. Simone de Beauvoir déclare avec ses propres termes que la proximité tardive avec sa mère, a permis de reprendre le dialogue brisé pendant son adolescence et que leurs divergences et leurs ressemblances ne leur avaient jamais permis de renouer. "L’ancienne tendresse que je croyais éteinte, ressuscitait", constate-t-elle.

Annie Ernaux

Née dans un milieu ouvrier, Annie Ernaux est professeure de lettres et lauréate du prix Renaudot pour son œuvre La Place. Je ne suis pas sortie de ma nuit exprime les derniers mots écrits par sa mère avant son basculement dans la maladie d’Alzheimer. Ce sera le titre du livre consacré par Ernaux à la maladie de sa mère. Dans une double démarche de fidélité à la réalité et de transgression aux canons littéraires établis, Annie Ernaux raconte la souffrance et la déchéance de sa mère avec une terminologie surprenante voire choquante de crudité, par souci de précision chirurgicale. Ce qui est perçu chez les Orientaux comme honteux et dégradant, car constituant une atteinte à la figure sacrée de la mère, est recherché sciemment par l’écrivaine, peut-être à son corps défendant, pour sa fonction de témoignage et sa valeur d’authenticité. Pourtant Annie Ernaux avoue que sa mère est l’être qu’elle a le plus chéri au monde, que c’était une force de la nature, ne lésinant pas sur les moyens pour offrir le meilleur à sa fille unique, qu’elle était "la volonté sociale du couple" formé avec son père. Dans un second livre narrant la mort de sa mère intitulé Une femme, elle lui rend justice en disant: "S’élever pour elle, c’était d’abord apprendre. Les livres étaient les seuls objets qu’elle manipulait avec précaution. Elle se lavait les mains avant de les toucher. Elle a poursuivi son désir d’apprendre à travers moi."

L’ambivalence des sentiments qui oscillent entre l’admiration pour les efforts insensés qu’elle a toujours fournis et la répulsion pour son côté castratrice, fait dire à la narratrice: "Quelquefois, je m’imaginais que sa mort ne m’aurait rien fait […] Je confonds la femme qui a le plus marqué ma vie avec ces mères africaines serrant les bras de leur petite fille derrière son dos, pendant que la matrone exciseuse coupe le clitoris."

Chez les écrivains et poètes orientaux et libanais, le poème et la biographie destinés à la mère, ou l’œuvre littéraire montrant implicitement l’influence de celle-ci, révèlent l’attachement viscéral de l’enfant à l’auteure de ses jours et le besoin de l’idéaliser. En faire un symbole sacré ou une image de la perfection sur terre constitue un trait culturel dominant, justifié par la suprématie du statut maternel sur les autres statuts de la femme. Chez les Occidentaux, que ce soit dans la relation mère-fils comme chez Romain Gary ou les rapports mère-fille comme chez Simone de Beauvoir et Annie Ernaux, il y a toujours à travers l’hommage rendu à la mère en littérature l’ambivalence manifeste des rapports amour/haine, mais à des degrés différents, car la peinture de la réalité est perçue comme un gage d’authenticité.