Avec sa première exposition au Moyen-Orient inaugurée ce 22 mars, l’artiste pluridisciplinaire est annonciateur d’une nouvelle génération. Son travail a notamment retenu l’attention d’Andrée Sfeir, dont la galerie représente les plus grands artistes contemporains de la région.

Né en 1986 à Halmstad, en Suède, la pratique de Tarik Kiswanson est décrite par lui-même comme un moyen de survivre entre de multiples conditions et contextes. Inspiré par le philosophe, poète et romancier martiniquais Édouard Glissant (1928-2011), il s’engage dès sa jeunesse dans un travail sur les concepts de métissage, d’opacité et de transparence pour parler du monde.

Englobant la sculpture, l’écriture, la performance, le dessin, les installations sonores ou vidéo, ses œuvres peuvent être appréhendées comme une cosmologie de familles conceptuelles, chacune explorant la mémoire, la naissance, le temps, le devenir, l’identité, autant de thèmes auxquels tout le monde peut s’identifier. " C’est la deuxième fois que je viens au Liban. J’étais passé brièvement il y a une dizaine d’années, mais tout semble très différent d’aujourd’hui… Ce pays traverse des choses difficiles, pourtant il y a toujours une belle énergie. Tout cela rejoint mes travaux autour des idées de naissance, de renouveau, d’impulsion vers l’avant ", livre-t-il dans une interview à Ici Beyrouth.

 

Montage de l’exposition (crédits: Sfeir-Semler)

Enfant(s) d’exilés

Comme de nombreux Libanais, les parents de Tarik Kiswanson ont vécu l’exil : ils ont dû quitter Jérusalem pour Amman, puis ont émigré en Suède au début des années 1980. Naturalisés suédois après plusieurs années, la particule -son a été ajoutée au nom de la famille Kiswani pour des raisons d’intégration. " Je suis né avec une sorte de perte de mémoire. Issu de la deuxième génération de l’immigration, j’ai grandi dans une banlieue européenne, tout en étant confronté à des traditions que je ne comprenais pas forcément. J’ai à plusieurs reprises transformé des éléments familiaux dans mes œuvres pour évoquer ce manque et comprendre ma propre condition. "

Dans ses premières œuvres, l’artiste utilise des archives familiales rapportées du pays d’origine, sans jamais les présenter telles quelles, mais plutôt dans une phase de transition, de perte et d’investigation. On distingue à peine de quoi il s’agit en regardant la cuillère en argent des aïeux flottant dans de la résine floutée. " Utiliser les objets de ma propre famille m’a permis de toucher à des sujets plus vastes qui nous concernent tous. Le déplacement est un phénomène humain. Mon travail n’est pas autobiographique ", explique-t-il.

Montage de l’exposition (crédits: Sfeir-Semler)

Certaines images sont complètement noires : les objets n’existent même plus. Ce sont des scans du vide montrant comment les choses se perdent dans le temps, puis finissent par s’effacer. La série Passing montre des couches de temps entrelacées, superposées, créant un rapprochement entre des costumes traditionnels palestiniens ou suédois datant de plusieurs siècles, et les vêtements de sport d’enfants issus de l’immigration vivant en banlieue parisienne.

" La perte est centrale dans mes œuvres. Elle peut être douloureuse, mais nécessaire pour que des choses puissent aussi renaître ", confie Tarik. Le thème du renouveau est très présent dans sa pratique, qui consiste à transformer les choses. En soudant ses œuvres en métal avec l’argenterie familiale, l’artiste cherche à donner à cet héritage une nouvelle fonction, une nouvelle vie. Le mouvement circulaire se retrouve aussi partout dans son travail à travers les sculptures en forme de cocon, les cartes du monde ou planisphères évidés, les vidéos qui tournent en boucle, sans début ni fin.

Une impression de flottement

Tarik Kiswanson est parti étudier à Londres au Central Saint Martins College of Art and Design, puis à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, ville où il s’est finalement établi. De langues et de cultures arabe, suédoise, anglaise et française, il questionne cette multiplicité d’identités. Dans son film The Fall, l’artiste montre un enfant suspendu dans l’espace, qui n’en finit pas de tomber en l’absence de gravité, tel un astronaute.

" Cette question de la lévitation est la raison profonde de mon travail, un phénomène propre à ma génération. Longtemps dans l’art, on a parlé des racines et du déracinement. Ces notions sont très compliquées pour moi car j’ai toujours été dans un état de flottement. C’est une condition paradoxale, par moment douloureuse, et malgré tout réjouissante. On passe sa vie avec cette contradiction : profiter d’un monde globalisé où l’on peut voyager, avoir plusieurs attaches un peu partout, et en même temps vivre la violence d’appartenir à nulle part. J’ai parfois le vertige, et beaucoup de mes pièces reflètent cet état ", indique-t-il.

La sculpture Vestibule fait référence à l’organe dans l’oreille qui permet l’équilibre. Lorsqu’on entre dans cette pièce, elle se met à tourner tel un derviche, faisant perdre toute connexion, tout contrôle sur le corps.

Montage de l’exposition (crédits : Sfeir-Semler)

Lors de l’interview pour Ici Beyrouth à la galerie Sfeir-Semler, sa fondatrice Andrée Sfeir-Semler note à ce sujet : " Tarik Kiswanson parle pour nous tous. Les Libanais existent aussi dans plusieurs mondes en même temps. Son travail a une portée universelle car beaucoup de personnes sont actuellement en déplacement. Cela va beaucoup plus vite qu’avant : en quelques heures, on se retrouve propulsé.e.s à un coin complètement différent du monde. On a comme une partie de soi dans un lieu, et une partie de soi dans un autre. Quand on est à un endroit, on a envie d’être dans l’autre, et vice versa. Cela crée un vide, mais aussi une grande richesse. Car comme on n’a pas de rapport avec les choses, on les regarde avec distance, et on peut mieux les synthétiser. "

Présente à Beyrouth et Hambourg, la galerie Sfeir-Semler est avant tout un espace muséal, animé par la volonté de mettre en avant le travail des artistes afin de le placer dans des collections internationales de qualité. Après plusieurs périodes de fermeture ces trois dernières années du fait de la crise économique, de l’explosion au port – qui a dévasté le lieu à l’exception du personnel et des œuvres –, et de la pandémie de Covid-19, l’espace a rouvert sans interruption en avril de l’année dernière. " Durant la pandémie, mes travaux ont été exposés au Carré d’art de Nîmes ", conclut Tarik. " La condition de Mehdi, suspendu entre ciel et terre dans le film, représente la nôtre à tous. Être entre plusieurs états, c’est vivre dans l’incertitude. On ne sait jamais où l’on va atterrir. Même chose avec les crises du monde actuelles. "

Tarik Kiswanson a présenté son exposition rétrospective Mirrorbody au Carré d’Art – Musée d’Art Contemporain en 2021, et à la Sfeir-Semler Gallery de Hambourg dans le cadre de l’exposition collective HI-STORYTELLING. Ses prochaines expositions personnelles en 2022 et 2023 incluent Bonniers Konsthall à Stockholm, MHKA – Musée d’Art Contemporain à Anvers, Hallands Konstmuseum à Halmstad et Salzburger Kunstverein à Salzbourg.

Nest, Sfeir-Semler Gallery à Beyrouth, du 22 mars au 13 août 2022.