La guerre ouverte que mène le chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil contre le zaïm du Liban-Nord Sleiman Frangié – pourtant tous deux alliés du Hezbollah – semble fragiliser l’alliance entre le parti orange et la milice. Mais l’entente de Mar Mikhaël semble pour l’instant survivre dans la forme, et perdure malgré les divergences grandissantes.

Le Liban s’effondre et le Hezbollah et ses alliés s’obstinent à ne pas élire un président. Jeudi, comme à leur habitude, les députés du 8 Mars ont glissé des bulletins blancs au premier tour de cette septième tentative électorale avant de provoquer un défaut de quorum. Certains d’entre eux n’ont même pas attendu la fin du dépouillement des bulletins pour sortir de l’hémicycle. Un pied de nez de la formation pro-iranienne au jeu démocratique qu’elle n’a jamais reconnu, à moins d’être victorieuse.

Entre-temps, ses deux alliés-ennemis, Gebran Bassil, chef du Courant patriotique libre (CPL), et Sleiman Frangié, chef du courant des Marada, tous deux candidats en leur qualité de bons maronites, sont à couteaux tirés. Depuis 2016 et l’élection de Michel Aoun, beau-père de Gebran Bassil, leur relation n’a cessé de se dégrader, atteignant son paroxysme au lendemain du soulèvement populaire d’octobre 2019. Conspué par la rue, le chef du CPL a combattu toutes les forces politiques du pays, attaquant notamment Sleiman Frangié par le biais de la magistrate Ghada Aoun, qui a poursuivi des fonctionnaires proches du zaïm du Liban-Nord.

M. Bassil avait pour objectif dans ce cadre de sauver le mandat présidentiel, mais surtout sa propre carrière politique. Les dernières législatives ont bien montré son affaiblissement, mais aussi celui des Frangié qui ont perdu dans leur fief zghortiote face à Michel Moawad, aujourd’hui candidat du camp souverainiste à la présidence de la République. Le CPL et le courant des Marada n’arrivent à garder la tête au-dessus de l’eau que grâce au soutien du Hezbollah et de l’axe de la Moumanaa. Du fait de leur affaiblissement électoral respectif et de leurs divergences grandissantes, c’est tout le camp du 8 Mars qui se retrouve exsangue et sous perfusion, assurée par la formation pro-iranienne dans la limite de ses capacités. L’absence de majorité claire rend plus difficile la tâche de Hassan Nasrallah visant à faire élire un président qui le satisferait.

Les reproches de Bassil

Mais le Hezbollah ne veut pas trancher, du moins publiquement, le différend présidentiel entre ses deux alliés. Avant même le scrutin législatif, le secrétaire général du Hezbollah avait réuni les deux présidentiables pour essayer de réchauffer la relation, pour le moins glaciale, entre les deux hommes. Le parti chiite avait besoin de limiter la casse pour tenter de garder la majorité parlementaire et de resserrer les rangs afin de faire face aux quatre prochaines années. Pourtant, la relation entre le CPL et le Hezbollah, alliés depuis la signature en février 2006 de l’entente de Mar Mikhaël par Michel Aoun et Hassan Nasrallah – une entente négociée par Gebran Bassil – semble s’être fragilisée avec le temps, notamment ces six dernières années.

Le camp de Michel Aoun reproche à son allié de ne pas l’avoir assez soutenu, surtout après le soulèvement d’octobre 2019, ainsi que dans "la lutte contre la corruption" qui n’était rien d’autre qu’une cabale lancée contre les adversaires de Gebran Bassil, notamment Nabih Berry, Sleiman Frangié, Najib Mikati, ou même Riad Salamé.

Par ailleurs, Gebran Bassil, convaincu qu’il peut redorer son blason au Liban et à l’étranger pour accéder à la magistrature suprême – même s’il réfute publiquement toute candidature – semble faire cavalier seul, allant de Doha à Paris, multipliant les interventions médiatiques où il attaque son meilleur ennemi actuel, Sleiman Frangié, mais également le tandem Hezbollah-Amal. Des critiques qui ne datent pas d’hier: le chef du CPL a plusieurs fois attaqué publiquement ou implicitement le parti pro-iranien dans ses allocutions, parlant de "deux armées" ou mentionnant la nécessité de réviser l’accord de Mar Mikhaël. Cette alliance serait-elle à l’agonie? Elle a d’ores et déjà atteint ses objectifs réels, c’est-à-dire faire élire Michel Aoun à la présidence de la République, en contrepartie d’une légitimation et d’une mainmise sur l’État de l’appareil militaire pro-iranien.

Dialogue ouvert

Le chef aouniste tape à toutes les portes pour se trouver un allié qui lui pavera la route de Baabda. Et il sait que le Hezbollah ne mettra pas tout son poids dans la balance pour le faire élire, comme ce fut le cas entre 2014 et 2016 avec Michel Aoun.

Pourtant, les personnalités et observateurs proches du 8 Mars sont catégoriques: l’entente de Mar Mikhaël est toujours d’actualité, malgré les divergences. "Le dialogue est toujours ouvert entre le CPL et le Hezbollah", affirme à Ici Beyrouth un député membre du parti orange, soulignant que "certains dossiers renforcent l’alliance, d’autres l’affaiblissent, mais cela ne veut pas dire qu’il y aura rupture". Un cadre du CPL qui a requis l’anonymat va dans le même sens: "Ce n’est pas la première fois qu’il y a des divergences en seize ans. Ils ont leurs priorités et nous avons les nôtres. Gebran Bassil a rencontré Hassan Nasrallah et ils ont échangé leurs visions de la situation. Le vote blanc ainsi que les appels au dialogue autour de la présidence prouvent que le Hezbollah et le CPL sont encore, jusqu’à présent, sur la même longueur d’onde."

Même son de cloche pour un analyste politique proche du parti chiite: "Il y a des divergences entre les deux formations, mais elles n’affectent pas l’alliance entre eux". En réponse à une question sur les possibilités d’une rupture entre les deux alliés, l’analyste affirme à Ici Beyrouth qu’on ne peut pas "parler de rupture, mais uniquement de divergences", et que la coordination se poursuit "jusqu’à ce qu’une vision commune soit convenue ou qu’une future feuille de route soit définie".

Et c’est là où le bât blesse: une vision commune est difficile à trouver. D’une part Gebran Bassil poursuit son rêve présidentiel, tandis que pour le Hezbollah l’élection d’un chef de l’État aujourd’hui dans cette situation politique, économique et régionale, ne lui permettrait pas d’engranger des bénéfices, ou du moins de consolider ses positions libanaise et régionale. Pire encore, l’opposition des formations libanaises souverainistes, appuyées sur le plan international surtout par Riyad, à un président soutenant la "résistance" coince le Hezbollah et l’incite à ne pas prendre position pour un candidat, surtout pas pour Gebran Bassil. Mais il a toujours besoin de son groupe parlementaire pour conserver une légitimation chrétienne de son arsenal milicien.

Le Hezbollah est coincé

"Le Hezbollah est dans l’embarras à cause de la situation actuelle", affirme à Ici Beyrouth un démocrate chiite opposé au Hezbollah. Selon lui, le parti est coincé et ne peut avancer dans aucune direction en vue de l’élection d’un président en l’état actuel des choses. Et, en cette période de vide politique et d’indécision, "Gebran Bassil peut certes aller et venir, et faire des déclarations à tout va, mais uniquement parce que le Hezbollah n’a pas encore tranché". Et d’ajouter: "Son comportement ne dérange pas le parti, pour l’instant; bien au contraire, cela lui permet de se dédouaner de manière que l’opinion publique fasse assumer au chef du CPL ainsi qu’à Sleiman Frangié le vide institutionnel. Et le jour où le Hezbollah prendra une décision, il l’imposera à Gebran Bassil, soit en lui offrant un compromis, soit par la force, puisqu’en tout cas il n’a plus d’allié."

L’entente de Mar Mikhaël est donc bel et bien encore vivante, même si elle s’est transformée en une relation féodale. Le CPL est paralysé, incapable de prendre une initiative ou d’effectuer une percée. Il attend une opportunité, parce qu’il ne veut, ni ne peut, faire un deal sans le Hezbollah, comme le souligne le député aouniste contacté par Ici Beyrouth.

Les points de l’accord signé le 6 février 2006 sont quant à eux complètement oubliés, mais rien ne mettra fin à cette alliance politico-politicienne à la libanaise, nécessaire pour la survie des deux formations. À moins que le dirigeant aouniste ne soit en train d’essayer, via ces voyages entre Doha et Paris, de retourner sa veste en contrepartie d’un soutien international à sa candidature. Mais qui pourrait bien faire confiance à Gebran Bassil, lui qui a déjà poignardé dans le dos plusieurs de ses partenaires?

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@eliejziade

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