Ses mains vous tendent une pile de livres avant de vous servir le café et le chocolat. Dans cette belle maison, où tout respire l’authenticité, le luxe est banni, mal vu. Il s’est éclipsé honteux devant les richesses humaines et la quête de la culture et de la vérité.    

Chez les Slim, les maîtres de céans sont les livres. Ils occupent les lieux et habitent les êtres. Les livres sont là par milliers, bien nichés, debout en gardiens de la mémoire, de l’histoire, trônant partout, bien entretenus. Les êtres sont là pour lire, écrire, conserver le patrimoine dilapidé par les autorités, veiller à la transmission de l’héritage culturel, notamment les valeurs qui font terriblement défaut à une société pourtant trilingue et obsédée par les diplômes.

L’âme du foyer, Salma Merchak, avance humblement, mais dignement, drapée de son élégance naturelle qui transcende le noir. Son regard franc et aimable est une source prodigieuse de chaleur humaine. Ses mains vous tendent une pile de livres avant de vous servir le café et le chocolat. Dans cette belle maison, où tout respire l’authenticité, le luxe est banni, mal vu. Il s’est éclipsé honteux devant les richesses humaines et la quête de la culture et de la vérité.

Pour ne pas se mettre en avant, la mère de Lokman Slim évite de parler d’elle-même. Depuis longtemps, elle a cédé la parole aux livres, à la résistance culturelle et au travail ardu qui porte ses fruits. Elle refuse de se mettre sous les feux de la rampe, d’intéresser les médias alors que "c’est la place assignée aux autres combattants de la caserne des livres: ses enfants, sa belle-fille et son mari". Ce n’est pas le moment de transgresser la règle, qu’elle a érigée elle-même en discipline de vie. Je lui dis que je prépare un papier sur elle, que les Libanais ont besoin de l’écouter. "Il n’y a rien à raconter sur moi", se défend-elle encore.

À force d’insistance, je réussis à la convaincre de parler de ses deux livres. Salma Merchak a écrit un livre sur Nicolas Haddad, l’écrivain et savant, et un autre sur Ibrahim el-Masri, le pionnier du roman psychologique, qui avec d’autres Levantins, Libanais, Syriens et  Palestiniens,  ont contribué au mouvement de la renaissance en Égypte, mais n’ont pas récolté la reconnaissance qu’ils méritent. "On a tendance à privilégier les penseurs et les écrivains levantins établis en Amérique. Ou alors, on se limite aux noms incontournables pour se faire bonne conscience comme Béchara et Salim Takla, les fondateurs du journal al-Ahram, comme les célèbres poètes Khalil Moutran et Ahmad Chaouki. Mais la renaissance arabe n’a-t-elle pas vu éclore d’autres noms, d’autres œuvres? Cette injustice m’obsède et me pousse à écrire".

Enfant, sa mère lui conservait les journaux et les revues pour le week-end. Sa grande joie était de se ruer sur ces trésors de connaissance et de dévorer littéralement leur contenu. Dans ses livres, elle essaie de souligner l’immense apport de ces immigrés levantins. "Yaacoub Sarrouf est très connu du grand public. Son neveu, Fouad Sarrouf, mon ex-professeur à l’Université américaine du Caire, l’est beaucoup moins. Pourtant, son parcours est jalonné d’exploits". Je lui propose de parler de Salma Merchak l’écrivaine. Elle se rétracte et m’assure qu’elle est en réalité une chercheuse, haïssant les titres pompeux et l’hyperbole.

La reconstruction du passé

Je la bombarde de questions et réussis à reconstruire les grandes lignes de son parcours atypique. Son père, Wadih Merchak, protestant d’origine syrienne naturalisé égyptien, a épousé sa mère, une Libanaise catholique férue de culture, originaire de Joun. Elle est la troisième d’une fratrie composée de quatre enfants. Son frère médecin a émigré au Canada. Son frère ingénieur est resté en Égypte pour diriger la société de construction du père, également ingénieur. Sa sœur, mariée à un Égyptien de souche, n’a jamais vraiment quitté l’Égypte. Aujourd’hui, ils sont tous partis rejoindre les étoiles. Plongée dans son deuil, dans sa douleur de mère éplorée, elle est la seule à faire un pied-de-nez à la mort.

À la question de savoir ce qui la relie aussi fortement à l’Égypte, elle répond sans ciller avec son âme de poétesse hantée par les vastes horizons: "Les grands espaces et surtout les grandes bibliothèques, notamment la bibliothèque nationale. Au Liban, je dois me rendre à l’AUB pour me ressourcer dans son immense bibliothèque. Le week-end je vais à Souk el-Gharb. J’y ai acheté un appartement pour y loger mes livres et travailler tranquillement. Dans cet îlot de paix, je rédige ma thèse et je prépare un troisième livre".

Son étage à Haret Hreik sera occupé par Hadi, quand il rentre de Paris. Il est avocat et professeur à l’université en France. L’une de ses filles a fait des études de droit, l’autre est aux Affaires étrangères en France. La nouvelle génération des Mohsen est  un peu éparpillée à l’instar de toute la jeunesse libanaise. Le premier étage est occupé par Rasha qui,  avec Monika Borgmann, la femme de Lokman, dirigent la maison d’édition Dar el-Jadeed et conservent les archives du Centre UMAM pour la recherche et la documentation sur les blessures de la guerre, en vue d’instaurer le devoir de mémoire et d’initier à la réconciliation.

Salma Merchak limite ses sorties aux obligations sociales. "J’ai une amie, " Madame la maire ", qui m’informe des événements majeurs du quartier: les naissances, les condoléances, les mariages et les malades à visiter. Je me fais un plaisir d’exprimer mon amitié à mon entourage. Par contre, je ne tolère pas les discussions matinales autour du café que je considère comme du temps gaspillé, volé à la lecture d’un livre".

"Le Hezbollah est un intrus"

Ici, tout le monde se connaît. Il y a également les proches de Mohsen Slim et ses parents qui ont toujours habité à côté de la mère du martyr. Personne n’a vendu une parcelle de terrain. Avec la grande famille de Mohsen, et son frère le juge Abdelkarim, ils faisaient partie de ces rares personnes qui ont préservé leurs jardins et leurs biens, qui n’ont jamais été tentées de les exploiter commercialement pour se faire des sous. La région a connu une prospérité économique grâce à la sériciculture. La mère de Mohsen et ses proches élevaient les vers à soie et les envoyaient en France. Le prénommé Gérius (Tayyar) servait d’intermédiaire entre les habitants de la région et la France. Ce sont des traditions historiques  que le grand-père de Mohsen ne cessait de leur raconter.

Elle m’apporte une tisane et des biscuits. Je continue à recueillir ses mots souvent au détour d’une phrase pour en faire le récit. "Le Hezbollah est un intrus dans cette société qui observait d’autres habitudes auparavant", regrette-t-elle. Et les habitants de Haret Hreik sont-ils majoritairement partisans du Hezbollah? Non, répond Salma Merchak, mais ils le simulent. Leurs enfants sont à Paris ou aux États-Unis, mais ils préfèrent manifester une sympathie à l’égard du Hezbollah. Certains jeunes résidant dans la région ont rejoint les rangs dudit " parti de Dieu ".  Quand ils vont à l’Université Saint-Joseph ou à l’Université américaine de Beyrouth, leur mentalité change. L’ancienne génération n’ignore pas que cette région a connu son heure de gloire au temps de la mixité religieuse, quand les liens amicaux et authentiques prédominaient entre les différentes communautés. "Aujourd’hui, je déplore que les chrétiens aient déserté la région, pour différentes raisons, parmi lesquelles, les sommes mirobolantes qu’on leur a fait miroiter pour les déposséder de leurs biens. Je suis à Haret Hreik depuis soixante ans. Aujourd’hui, ce beau mélange n’existe plus".

L’amour et l’édification d’une mosaïque libanaise

Dans ma tête tourbillonne une nouvelle rafale de question. J’attends le moment propice. Cette femme posée, à la discipline de fer, a-t-elle connu la passion? Pourquoi a-t-elle choisi d’épouser un musulman? "On passait souvent l’été dans une boutique-hôtel de Beit-Méry appartenant à la famille Moussawbah apparentée à la famille de ma mère, née Moussawbah elle aussi. Ayant fait ses études à Broummana, mon père affectionnait la région. On croisait souvent un avocat de la famille Halabi. Un jour, ce dernier nous présenta son ami l’avocat Mohsen Slim. J’étais encore très jeune et je ne me destinais pas au mariage. Quelques années plus tard, je revis Mohsen en Égypte, où il s’y rendait en sa qualité d’avocat de la reine Narimane d’Égypte. Nos rencontres s’accélérèrent. Les photos de cette époque, et plein de souvenirs attestent de nos beaux moments. Ils sont conservés avec mes livres dans mon appartement converti en atelier à Souk el-Gharb. J’étais la correspondante du journal Newsletter et  je projetais de partir pour les États-Unis, mais, à Beyrouth, les choses ont pris un nouveau tournant, et j’ai épousé Mohsen Slim".

Comment a-t-elle éduqué ses enfants, sachant qu’ils ont grandi dans un milieu religieusement mixte? Son mari était très attaché à la langue française. Il a choisi l’école francophone des frères de Furn el-Chebbak pour ses enfants, en d’autres termes, l’école catholique où il avait suivi lui-même ses études scolaires. Cependant les enfants furent initiés au même titre à l’islam et au christianisme. Pour réussir dans cette mission, la mère de Lokman a suivi des cours à l’Université américaine de Beyrouth sur les religions du Moyen-Orient, dont naturellement le chiisme. "Nous avons veillé à leur inculquer l’humanisme et le respect de l’autre dans sa différence. Le hasard des rencontres a voulu que Hadi épouse une maronite parente du patriarche Sfeir et Lokman une  orientaliste allemande passionnée de l’Orient".

Leur maison a accueilli beaucoup de personnalités de toutes les confessions, celles qui ont joué un rôle prépondérant dans l’histoire du Liban et le déroulement des événements. Mais elle préfère ne pas divulguer certains secrets, convaincue que c’est plutôt l’œuvre d’un historien, capable d’en expliquer les tenants et les aboutissants sans occulter les différents éléments du contexte.

Abandonnant ses lourdes tâches, Rasha arrive chargée de chocolat et de confiseries. Elle me révèle  qu’ils voulaient tuer son père, accusé de déployer des efforts pour libérer le Liban. Grâce à une correspondance avec le pape Jean-Paul II, l’ex-député avait plaidé en faveur d’une intervention vaticane visant à sauver le Liban et préserver l’identité libanaise. Ses détracteurs-adversaires lui en ont voulu, mais ils s’avérèrent moins criminels que ceux de Lokman. Finalement, ils n’ont pas mis leurs menaces à exécution. C’est Lokman qui a payé pour lui et pour son père.

Rasha marche sur les traces de sa mère. La même conscience aiguë, la même abnégation dans le travail, l’érudition et le savoir au service des grandes causes, le perfectionnisme…

Au moment de quitter la demeure des Slim, Salma Merchak me guide jusqu’au jardin. Soucieuse de me tenir compagnie, elle a oublié de jeter une veste sur ses épaules pour se protéger du froid glacial. Je dis au revoir à Rasha et réclame une photo de la grande dame. Elle regarde tendrement les traits de son mentor, profondément marqués par la douleur, et me glisse: "Il faudrait que maman mette ses boucles d’oreilles. Ma mère a toujours été gracieuse".