Le grand nombre d’émigrés libanais inscrits pour voter lors des prochaines élections, trois fois plus qu’en 2018, signifie-t-il qu’ils commencent à jouer un rôle politique dans leur pays d’origine ? Et en faveur de qui ?

Trois fois plus. Le nombre d’expatriés libanais qui pourront voter en mai prochain est trois fois supérieur à celui de 2018, date des dernières élections législatives, qui étaient en fait les premières auxquelles la diaspora avait participé.

En effet, 225 114 Libanais résidant à l’étranger pourront se rendre aux urnes dans leur pays d’accueil cette année, alors qu’en 2018, l’inscription de 82 965 expatriés seulement avait été validée par le ministère de l’Intérieur. A moins d’une nouvelle tentative par certains partis politiques de les priver de ce droit, les émigrés pourront, comme leurs compatriotes dans la métropole, voter selon leur circonscription d’origine en mai prochain.

Quel impact pourront-ils avoir sur les résultats ? Un impact réduit, selon des observateurs qui rappellent que les 225.114 expatriés constituent en fait moins que le quart des émigrés libanais en âge de voter et détenant des papiers d’identité valides. Leur nombre est estimé à un million. Il s’agit d’une estimation sur laquelle s’accordent la plupart de ceux qui suivent ce dossier, selon lesquels ces émigrés étaient environ 800 000 en 2018, auxquels se sont ajoutés, depuis, 200.000 compatriotes, la plus grande partie de ces derniers ayant choisi la voie de l’exode durant les deux dernières années de crise politique et économique. Ces mêmes observateurs soulignent en outre que le nombre d’électeurs expatriés est de loin inférieur à celui des électeurs résidant au Liban, qui s’élèvent à 3.744.959 des 3.970.073 Libanais inscrits pour voter en mai.

En revanche, d’autres analystes considèrent que ces expatriés, à condition bien sûr qu’ils aillent voter, peuvent faire une vraie différence, notamment dans les régions où les candidats se livreront à des batailles serrées. Ils affirment que selon des études effectuées par des parties concernées, les voix de la diaspora pourraient être déterminantes pour 9 à 10 sièges parlementaires, par rapport à 3 à 4 sièges en 2018. Ces études sont basées sur un calcul de l’impact des expatriés sur les seuils d’éligibilité en 2018, et leur impact potentiel sur ces seuils en 2022.

Il est intéressant de lire la répartition des Libanais de la diaspora inscrits en 2022 et les comparer avec les nombres de 2018. Les chiffres, rendus publics par le ministère de l’Intérieur et le Programme des Nations-Unies pour le Développement, reflètent la présence historique des Libanais dans certains pays, mais également l’exode qui a marqué le Liban au cours des deux dernières années.

Les chiffres par pays

Le pays qui compte le plus d’électeurs est la France, avec 28.083 inscrits en 2022, contre 8370 en 2018.

Si beaucoup de pays ont vu le nombre d’émigrés inscrits doubler, tripler, quadrupler et presque quintupler (c’est le cas des Emirats arabes unis, avec 25.052 inscrits contre 5166 en 2018) par rapport aux dernières élections, plusieurs autres remarques s’imposent. Les cinq champions en tête du classement, à savoir la France, les Etats-Unis (27.925 contre 9999 en 2018), le Canada, (27.413 contre 11.443 en 2018), les Emirats arabes unis et l’Australie (20.602 inscrits contre 11.825 en 2018) totalisent à eux seuls plus de la moitié des inscrits dans le monde : 129.075 sur 225.114.

En outre, les pays du Golfe, à l’exemple des EAU, ont largement augmenté le nombre d’inscrits : Arabie saoudite (13.095 inscrits contre 3186 en 2018), Qatar (7339 inscrits contre 1832 en 2018), Koweït (5752 inscrits contre 1878 en 2018), et Oman (901 inscrits contre 296 en 2018).

Les habitants de 23 pays où le vote n’avait pas eu lieu en 2018 pourront voter cette année. Il s’agit de : la Syrie (1010 inscrits), la Turquie (997), Chypre (840), le Congo (780), l’Iran (640), Bahreïn (637), la Jordanie, le Togo, la Zambie et l’Ukraine, l’Angola, l’Irak, la Russie, le Mali, le Burkina Faso, l’Autriche, le Maroc, l’Irlande, le Cameroun, la Hongrie, l’Equateur, la Pologne et le Luxembourg.

En revanche, certains pays ont enregistré un nombre inférieur à celui de 2018. Il s’agit du Venezuela (991 contre 1497 en 2018), de la Guinée (354 contre 439 inscrits en 2018) et de la Colombie (272 contre 325 en 2018). Parmi eux, des pays ont même vu le nombre d’inscrits baisser sous le seuil des 200 requis et ont été retirés de la liste. Il s’agit notamment de l’Arménie (192 inscrits contre 311 en 2018), l’Argentine (118 contre 392 en 2018) et du Paraguay (67 contre 924 en 2018).

Il convient de préciser que les émigrés inscrits dans les 72 pays où moins de 200 personnes se sont enregistrées ne pourront pas voter sur place, car le Liban n’y installera pas de bureau de vote, mais ils pourront voter au Liban, comme l’a précisé le ministère des Affaires étrangères.

Que signifient ces chiffres ?

Selon certains observateurs, le chiffre élevé d’inscriptions, surtout en Europe, aux Etats-Unis, au Canada et dans le Golfe, est dû, en plus des grands efforts déployés par les collectifs de la diaspora, à plusieurs facteurs, notamment le ressentiment envers la classe politique libanaise, ou une partie d’entre elle selon les cas, jugée responsable de tous les maux du Liban, et le désir de contribuer à son changement. Cela s’applique aux nombreux cadres, étudiants, et autres membres actifs de la société qui ont pris le chemin de l’exode après 2018, en quête d’un emploi, d’un diplôme, d’un avenir, ou simplement d’une vie plus tranquille. Mais également aux innombrables émigrés installés depuis plus ou moins longtemps dans les pays d’accueil, mais qui n’en peuvent plus de voir leur pays s’effondrer et leurs familles souffrir.

En 2018, avant la " Thawra ", les partis politiques avaient été les seuls à vraiment mobiliser leurs partisans dans la diaspora. Ils l’ont probablement refait cette année, mais la grande différence d’inscrits par rapport à 2018 montre qu’ils n’ont pas été les seuls cette fois et que parmi les nouveaux inscrits, il y a certainement des partisans du changement politique.

Oui mais

Pour Nadim Houry, directeur exécutif du think tank " Arab Reform Initiative", " le nombre d’émigrés inscrits est supérieur à celui de 2018, mais il faut relativiser. Le vote de la diaspora reste assez minime par rapport au vote des Libanais et Libanaises résidents. Cela ne veut pas dire qu’elle ne peut pas avoir une certaine influence. Dans certaines circonscriptions, le vote des émigrés peut jouer un rôle primordial, notamment dans des circonscriptions où il y a beaucoup de compétition ".

Concernant les émigrés dans les pays du Golfe, " le Liban était toujours pour eux leur solution de repli. Le pays où ils parquaient leur argent, pensaient prendre leur retraite ou envoyer leurs enfants à l’école ou à l’université. La crise a-t-elle changé cette donne ? Est-ce que cela va plus les mobiliser ? Un raisonnement indiquerait que oui. En même temps, nous savons que l’activité politique dans les pays du Golfe est assez limitée. Est-ce que Les libanais vont avoir peur de voter pour des partis que les pays du Golfe soutiennent ou ne soutiennent pas du tout ? C’est une grande question ".

Pour ce qui est de l’Amérique du Sud, le nombre d’inscrits est faible, car s’il est vrai que des centaines de milliers de Libanais y ont émigré, par vagues successives, et surtout vers le Brésil, les nouvelles générations n’ont pas nécessairement gardé ce sentiment d’appartenance ou veillé à obtenir des passeports ou papiers d’identité libanais.

A ce propos, Nadim Houry note que " le rôle politique de la diaspora libanaise dans ces pays a toujours été surestimé. Beaucoup de gens lancent le chiffre de 8 millions de Libanais alors qu’en fait il y a beaucoup de " descendants " de Libanais. Mais cette diaspora, très présente notamment au Brésil, est politiquement assez désengagée des enjeux immédiats au Liban. On l’a déjà vu avec le taux de participation et les votes en 2018. "

Les chiffres par circonscription

Pour ce qui est de la répartition de la diaspora par circonscriptions, on remarque que le pourcentage d’électeurs expatriés par rapport au nombre total d’électeurs varie d’un caza à un autre. On note par exemple que les émigrés constituent cette année 11,89 pour cent des électeurs de Becharré, 10,26 pour cent des électeurs de Batroun, 9,98 pour cent des électeurs de Zgharta et 9,58 pour cent des électeurs du Koura. Cela permettrait peut-être à la diaspora de jouer un rôle assez important dans ces quatre cazas qui constituent la circonscription Nord III, dans laquelle se jouera probablement une des batailles les plus virulentes de ce scrutin, entre les différents aspirants à la présidence de la République.

Dans d’autres cazas, le pourcentage d’électeurs expatriés est bien inférieur. Il se réduit par exemple à 2,30 pour cent à Baalbek-Hermel et à 2,72 pour cent au Akkar.

A ce sujet, Nadim Houry explique que " pour des raisons historiques de migration, de nombreux émigrés de Zgharta vivent en Australie, et c’est une population qui a souvent été mobilisée par les partis traditionnels ou des zaims traditionnels comme les Frangié. Pour Becharré, les Forces libanaises ont beaucoup de partisans en Australie, partis quand l’armée syrienne est entrée au Liban ".

Et d’ajouter : " Ce district est traditionnellement très compétitif. Les partis ont réussi à motiver les électeurs dans le passé. Ici, les votes des émigrés vont compter, mais dans le passé, ils n’étaient pas en faveur du changement. Le seront-ils cette fois ? C’est une grande question. "

Si le nombre des inscrits dans la diaspora a augmenté dans toutes les circonscriptions, il est intéressant de noter que cela a été plus le cas dans certains cazas que dans d’autres. C’est notamment le cas à Saida (365 pour cent de plus), Tripoli (264 pour cent de plus), Beyrouth II (278 pour cent de plus), le Kesrouan (236 pour cent de plus), Baabda (219 pour cent de plus), ou encore Aley (222 pour cent de plus), ce qui indique peut-être une mobilisation d’électeurs en faveur du changement.

politique émigrés

Rôle politique de la diaspora

La multiplication par trois du nombre d’inscriptions dans la diaspora annonce-t-elle un plus grand rôle politique des émigrés ?

" Depuis 2019, il y a une nouvelle mobilisation au sein de la diaspora, toutes communautés confondues ", reconnait Nadim Houry. Il ajoute : " Oui, la diaspora s’affirme de plus en plus comme acteur politique. Jusqu’en 2018, elle suivait les partis traditionnels au Liban dans les grandes lignes. On assiste aujourd’hui à un sursaut diasporique ".

Il précise cependant que ce sursaut " ne s’est pas encore traduit par de nouvelles structures organisées politiquement, et il y a un décalage entre cette diaspora et sa connaissance des nouveaux partis politiques ". Pour lui, cette communauté des Libanais de l’étranger est aujourd’hui " plus mobilisée, plus intéressée par ce qui se passe au Liban parce qu’elle sent qu’il y a une menace existentielle ".

M. Houry de poursuivre : " Les émigrés ont été affectés d’une manière directe, eux ou leurs familles, par cette crise, par ce qui se passe, ils ont peut-être perdu de l’argent. Mais en même temps, nous ne sommes pas encore au stade où l’on peut dire très clairement que la diaspora fera, elle, le changement. Elle peut surement y contribuer, elle s’installe dans la durée. Je pense qu’il faut réfléchir au rôle politique de la diaspora, non seulement pour ces élections mais au-delà, voir comment elle peut s’organiser et se structurer, pour que son rôle économique reconnu, se traduise par une influence politique conséquente ".

En faveur de qui ?

Le vote de la diaspora profitera-t-il aux partis traditionnels ou aux forces du changement ? Nadim Houry estime que les données sont insuffisantes pour répondre à cette question. Et d’ajouter : " L’analyse des élections de 2018 montre que partiellement, dans certaines zones, ce vote a profité à des parties indépendantes mais on ne peut pas généraliser cela. Par exemple, en Allemagne, 80 pour cent des voix sont allées à Amal, au Hezbollah, et au parti Ahbaches avec qui ils étaient alliés. On ne peut pas dire que ce sont des forces de changement. En France, la diaspora a partiellement voté pour des candidats du changement, mais la plus grande partie des votes a été au CPL et aux FL ".

En fait, " les élections de 2018 ont montré une diaspora qui ressemble plutôt à la population libanaise, où les partis traditionnels mobilisaient mieux que les partis indépendants. Entre temps, 2019 est passée par là, ainsi que la terrible crise économique. Est-ce que cela va changer les choses. Les résultats du vote de la diaspora le diront. Il n’y a pas vraiment de recensements d’opinion de la diaspora libanaise ".

Nadim Houry précise que le think tank "Arab Reform Initiative " a effectué une enquête d’opinion au niveau de la diaspora en France, qui sera bientôt publiée. " Effectivement, il y a une forme de ras le bol et de dégoût de la classe politique libanaise, mais cela se traduira-t-il par un désenchantement avec les partis traditionnels ou pas, c’est une question ", souligne-t-il. Et d’ajouter : " Un vote sanction est possible, mais vers qui va-t-il aller ? Y aura-t-il un vote d’adhésion à de nouvelles formations politiques ? Serait-ce une forme d’abstention ? On ne peut pas prévoir comment cela va évoluer ".

Il indique que " les nouveaux partis n’ont pas vraiment d’assises à l’étranger. On a demandé à la diaspora libanaise en France lequel des nouveaux partis elle connaissait. Les nouveaux arrivés en 2019 connaissent peut-être certaines nouvelles formations, mais pas ceux qui sont dans la diaspora depuis longtemps. Il y a un travail à faire au niveau des forces de changement pour mieux se faire connaitre ".

Nadim Houry ne cache pas qu’on " la connait un peu mal, cette diaspora. On en a une idée un peu fantasmée ". Et de conclure : " Son attachement au Liban est clair, mais quelle est sa vraie pensée politique ? Son positionnement politique est quelque chose d’assez nouveau. Elle a peut-être certaines poches qui poussent pour le changement, mais jusqu’en 2018, elle était mobilisée d’une manière assez similaire aux Libanais résidents. Est-ce que la crise économique, l’explosion du 4 août, ont changé cela ? Il y a un besoin d’enquêtes d’opinion et d’études approfondies avec ces groupes de la diaspora ".