“Ils veulent envoyer les émigrés voter sur une lune divisée en circonscriptions sectaires”, ironise Walid Joumblatt dans une déclaration à Ici Beyrouth.

Le député du groupe parlementaire du Rassemblement démocratique, Waël Bou Faour, a mis en garde vendredi contre une " tentative de report ou d’annulation des élections, qui est sur le point de débuter” suivant un processus bien déterminé.

Selon M. Bou Faour, ce processus commencerait par “un projet de loi revêtu du caractère de double urgence qui sera présenté à la Chambre par le Courant patriotique libre (CPL, aouniste)  pour annuler le vote des expatriés, en restreignant ces derniers à l’élection de six élus seulement”.

Le CPL rejette en effet les nouvelles modalités de vote des émigrés libanais, au terme d’amendements apportés à la loi électorale de 2018 par le Parlement le 19 octobre 2021. Dans sa formule initiale, la loi électorale de 2018 limitait le vote des expatriés à six sièges nouvellement créés, mais dans la pratique ils avaient finalement voté pour les députés de la circonscription dont ils figurent sur les registres électoraux. L’amendement d’octobre 2021 leur permet de voter de jure selon leurs circonscriptions au Liban, et donc pour les 128 députés de la Chambre.

Une baisse de popularité de 40 à 60%

La préoccupation du CPL est essentiellement due au nombre inattendu d’émigrés qui se sont inscrits pour voter, notamment dans la première circonscription électorale du Liban-Nord (Batroun, Koura, Bécharré, Zghorta). Leur nombre, qui s’élève à 24.682 électeurs selon le recensement du ministère des Affaires étrangères, pourrait bien constituer un “game changer” à même de faire basculer la donne, la plupart d’entre eux étant jugés proches de l’opposition et de la thaoura, contre l’establishment politique et le régime.

Selon une source politique bien informée proche de l’appareil électoral d’un parti de l’opposition, les derniers sondages donnent le CPL en baisse de 40 à 60% sur l’ensemble du pays, sans compter le vote des expatriés. Ce qui reviendrait globalement à dire, si cela devait se confirmer dans les urnes, que le groupe parlementaire aouniste pourrait se retrouver amputé de 16 ou 17 députés, passant de 25 à 8 ou 9…

Cette nouvelle donne n’est pas sans inquiéter le chef du CPL Gebran Bassil, qui se considère menacé par ces chiffres, non seulement du point de vue de sa formation, mais aussi dans son propre fief de Batroun, où sa réélection se retrouverait en ballotage. Même inquiétude aussi du côté du Hezbollah, qui a besoin de son allié chrétien pour conforter sa majorité au sein de l’hémicycle. Un bien mauvais augure pour l’élection présidentielle, à laquelle M. Bassil continue de croire dur comme fer, malgré les sanctions US imposées contre lui pour corruption et la chute vertigineuse de sa popularité depuis la révolution d’octobre 2019.

“Un scénario empoisonné”

Pour circonscrire ces périls, le CPL avait présenté un recours en invalidation le 17 novembre contre les amendements apportés à la loi électorale le 19 octobre 2021. Mais l’initiative avait fait chou blanc le 21 décembre, le Conseil constitutionnel étant incapable de s’entendre sur une décision à ce sujet.

Selon Waël Bou Faour, “ce nouvel amendement à la loi proposé par le CPL serait cette fois adopté grâce aux voix des députés de la moumanaa et leurs alliés”, dans une dynamique inverse à celle du 21 décembre, où ce sont les partis chiites qui avaient fait sciemment avorter la décision du Conseil constitutionnel.

Pour le député du Parti socialiste progressiste, “l’adoption de cette loi signifierait ouvrir la voie à un accord politique sur la répartition confessionnelle des députés de l’émigration”.

“Sollicité en apparence, le vote des expatriés sera vicié à la base et isolé, puisque ces derniers devront se contenter de voter pour des députés représentants des continents ou de l’intérieur. Ce qui conduit à un report ou une annulation des élections, le mandat Aoun parvenant dans les deux cas à se débarrasser de ce fardeau qui lui fait peur, surtout au Liban-Nord”, a-t-il ajouté.

“Tel est le scénario empoisonné en cours de préparation. Or tout député qui voterait en faveur de ce projet complote contre les expatriés. Nous n’en ferons pas partie et ferons face avec toutes les personnalités libres au sein de la Chambre pour y faire échec”, a conclu M. Bou Faour.

Une modification de loi impossible

Interrogé par Ici Beyrouth, l’ancien ministre de l’Intérieur Ziyad Baroud rappelle que “le vote des non-résidents est un droit constitutionnel qui a reçu une consécration aux législatives pour la première fois dans la loi électorale de 2008, puis en 2017, même s’il prévoyait une 16e circonscription et six sièges, et une dernière fois dans la loi de 2021, avec les amendements qui ont décidé de revenir sur la pratique finalement adoptée en 2018: vote de chacun et chacune dans leur circonscription d’origine”.

“Les non-résidents doivent voter, l’Exécutif ne peut pas se prévaloir de prétextes quelconques pour les empêcher de le faire. La loi actuelle est en vigueur, et toute suspension d’une loi en vigueur nécessite, selon le principe du parallélisme des formes, une loi. Or cela est quasi impossible”, affirme M. Baroud.

“Il serait très difficile d’envisager une modification de la loi électorale, alors que nous sommes déjà dans les délais impartis pour les candidatures et les listes, depuis l’ouverture des délais de dépôt des candidatures par le ministre de l’Intérieur le 10 janvier”, ajoute-t-il.

Partage communautaire de la lune?

Pour le chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt, contacté par Ici Beyrouth, il ne fait aucun doute que le Hezbollah, par le biais d’un CPL “qui n’existe plus”, tente d’imposer un amendement à la loi électorale pour occulter le vote des expatriés, en vue de s’assurer que “sa " majorité parlementaire sera reconduite en 2022.

“Ce qu’on nous propose, avec ce vote de six députés dans une zone non identifiée, c’est de voter dans la lune. On nous propose de diviser la lune entre chiites, sunnites, chrétiens et druzes!”, dit-il.

Il va sans dire qu’avec son " sixième sens” politique, Walid Joumblatt flaire un coup fourré pour torpiller l’échéance législative, et contre lequel il essaie d’ores et déjà de mettre en garde.

Le leader druze est du reste loin d’être le seul à sonner le tocsin, dans ce sens.

Craintes pour l’enquête du port

Pour le politologue et économiste Sami Nader, toutes les démarches actuelles du pouvoir s’inscrivent dans une tentative de saborder la consultation électorale. Non seulement à travers la question du vote des expatriés, mais aussi les arguments qui commencent à émerger de la part de la présidence du Conseil, selon lesquels le budget ne suffirait pas pour organiser l’échéance. Une occasion en or également pour le pouvoir de quémander davantage d’aide financière au Programme de développement des Nations unies et à l’Union européenne pour renflouer ses caisses.

Le politologue va même au-delà, évoquant son pressentiment qu’un package deal global serait en train d’être mijoté, incluant présidentielle, législatives et… l’escamotage de l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth menée par le juge d’instruction Tarek Bitar, que le duopole chiite Hezbollah-Amal a dans le collimateur depuis plusieurs mois et dont l’action est actuellement suspendue de facto par des manipulations légalistes émanant de certains des accusés.

“Je vois mal comment sous le prétexte de manque de fonds, de dollars diplomatiques ou autres, l’on pourrait torpiller l’opération électorale. On ne peut pas revenir en droit constitutionnel sur un droit déjà consacré par une loi, celui des non-résidents en l’occurrence, même en vertu d’une autre loi qui viendrait l’annuler”, relève de son côté Ziyad Baroud. Selon lui, un tel traitement réservé aux non-résidents place “non seulement le droit de vote des expatriés, mais l’ensemble du processus électoral au risque d’une invalidation”, puisque nous naviguerions aussitôt dans les méandres du non-droit.

“Le spectre du marché torpillage des élections en contrepartie de la clôture de l’enquête est toujours là”, indique pour sa part Patrick Richa, responsable de la communication et des relations médias au sein du parti Kataëb. " L’intérêt réciproque pour le CPL et le Hezbollah est toujours là. Et le Hezbollah n’a rien à perdre. Au contraire, il est gagnant dans les deux cas de figure: le dessaisissement du juge Bitar et le torpillage des élections, même si la question du vote des émigrés ne l’émeut pas particulièrement, vu que celui-ci ne constitue pas de menace pour les régions qui se trouvent sous sa domination”, note M. Richa.

Des garde-fous internationaux

C’est dans le contexte de ces craintes qu’il convient de replacer l’incessant ballet diplomatique européen et américain de ces derniers jours, auprès des différentes parties et des divers responsables, ainsi que les nombreuses déclarations et initiatives pour le Liban.

Entre l’initiative koweïtienne initiée par les pays membres du Conseil de coopération du Golfe en collaboration avec la communauté internationale, la récente déclaration présidentielle du Conseil de sécurité, et celle du Groupe de soutien international vendredi, il existe une offensive tous azimuts pour mettre une pression internationale sur la troïka en vue notamment de la tenue des législatives dans les délais constitutionnels prévus.

Les déclarations répétées du chef de délégation de l’Union européenne au Liban Joanna Wronecka, au cours de ses entretiens, vont également dans ce sens depuis plusieurs jours. Vendredi, elle s’est à nouveau entretenue à Aïn el-Tiné avec le président de la Chambre.

L’ambassadrice des États-Unis Dorothy Shea, qui multiplie elle aussi les déclarations en faveur de la tenue du scrutin dans les délais, s’est rendue vendredi à Bkerké où elle a rencontré le patriarche maronite Béchara Raï, qui avait déjà tancé la troïka présidentielle dans ce sens lors de l’office de la Saint Maron mercredi. Dans un communiqué conjoint à l’issue de la rencontre, la diplomate américaine et le prélat maronite ont souligné tous les deux “la nécessité que les deux scrutins législatif et présidentiel se déroulent dans les délais”.

Au plan arabe, c’est l’Égypte qui, craignant davantage de dispersion de la communauté sunnite, notamment après le retrait de l’arène électorale de l’ancien Premier ministre Saad Hariri et du Courant du Futur, serait montée au créneau pour remettre de l’ordre dans le landernau politique local, de concert avec Dar el-Fatwa. Le monde arabe ne voudrait pas voir le Hezbollah compenser la perte de sa couverture chrétienne, avec un effondrement électoral du CPL, par une percée conséquente sur la scène sunnite à travers des députés-fantoches acquis à sa ligne politique.

Le ventre mou sunnite

Or, estime une source politique bien informée et proche du dossier, malgré l’existence d’un “ventre mou sunnite” à l’heure actuelle en raison du retrait de M. Hariri, le Hezbollah ne peut pas se risquer à mener des législatives qui pourraient lui coûter la majorité dite de “Kassem Soleimani”, que le général iranien s’était vanté d’avoir assuré à Téhéran au Liban à l’issue du scrutin de 2018. “En dépit de son hégémonie globale sur le pays, le Hezbollah n’est pas totalement maître du jeu. Il sait que le camp adverse va gagner des points et que le vote des expatriés constitue une épée de Damoclès suspendue au-dessus de ses alliés chrétiens”, ajoute cette source.

Une autre source politique estime, elle, que c’est spécifiquement pour cette raison que le Hezbollah hésite encore à passer à l’acte dans le projet de sabotage du scrutin. “Le Hezbollah hésite encore, à cause de la dispersion sunnite, dont il voudrait profiter”, note-t-elle. Ce qui rend explique l’importance de l’initiative égyptienne visant à combler le vide sunnite laissé par M. Hariri, interprété comme favorable au Hezbollah en dernier lieu.

Cependant, aussi bien l’ancien président de la République Michel Sleiman que l’ancien Premier ministre Fouad Siniora minimisent la possibilité d’un report du scrutin, quels que soient les fantasmes du Hezbollah et du CPL. “Cette volonté, ce désir, ce plan existent certainement. Mais le forcing de la communauté internationale constitue un garde-fou substantiel qui rend cela très difficile”, souligne M. Sleiman à Ici Beyrouth. 

“Entre le désir et la réalité, il y a toujours un grand fossé”, estime pour sa part M. Siniora, selon qui seul un “événement stratégique ou sécuritaire d’envergure est capable d’empêcher la tenue du scrutin”. Pour lui, “le véritable crime en amont reste celui de la loi électorale inique taillée à la mesure de certains”. Un avis partagé par le député démissionnaire Marwan Hamadé, selon qui “les élections, qui auront lieu sous la pression internationale, ne changeront rien à la situation du pays”, soumis à l’occupation du Hezbollah. “Que nous les gagnions ou les perdions, tout restera tel quel, dit-il. Il ne s’agit que d’une étape, qui sera ascensionnelle si les Libanais se ressaisissent, ou descendante, s’ils laissent définitivement le navire sombrer”.

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