À Saïda, la 17e commémoration de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri passe inaperçue. Les habitants de la ville ont préféré se souvenir de l’homme qui a rendu au Liban sa place sur la scène internationale… dans le silence.

La circulation est dense. Les cafés et magasins sont ouverts. Quelques affiches à l’effigie de Rafic Hariri sont hissées sur les ronds-points de la ville. Aucun portrait de lui n’a été hissé sur les grands boulevards.

C’est dans la discrétion la plus totale que se déroule la 17e commémoration de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri dans sa ville natale de Saïda. Depuis 2015, les convois de ses partisans et  les événements organisés en sa mémoire ont fortement diminué.

Pour les habitants de la ville, ce lundi 14 février 2022 est un jour comme les autres. Ils semblent blasés par cette situation qui, d’année en année, éloigne de plus en plus le pays du symbole du renouveau économique du Liban de l’après-guerre et de l’idéal de justice et vérité concernant son assassinat. Près de dix-huit mois après le verdict rendu par le Tribunal spécial pour le Liban, les habitants ont perdu espoir en la justice et préfèrent rendre hommage dans le silence à la mémoire l’homme qui a redonné au Liban sa place sur la scène internationale.

" Avec l’assassinat de Rafic Hariri, c’est tout le Liban qui est mort, lance Abir, 43 ans, commerçante. En le tuant, ils savaient qu’ils allaient tuer le Liban et que plus rien ne serait comme avant. "

La disparition de l’ancien Premier ministre a été un tournant dans l’histoire du Liban. Jusqu’à présent, le peuple libanais subit les conséquences de cet assassinat et de tous ceux qui ont suivi.

" Nous avons perdu un homme important pour le Liban qui a su unir les Libanais après la guerre de 1975-1990 et qui les a unis de nouveau autour de sa mort, à travers son image de martyr ", explique à Ici Beyrouth Abdel Rahman Bizri, ancien président du conseil municipal de la ville, un ancien critique farouche de Rafic Hariri.

" Peut-être que tous les Libanais n’étaient pas d’accord sur sa vision de reconstruire le pays, mais il en avait une et il a toujours travaillé dans ce sens, ajoute-t-il. Il trouvait constamment l’énergie nécessaire pour faire avancer le pays sur les plans culturel, touristique, économique et politique. Il a su tisser des liens importants avec les pays du Golfe, agissant comme un médiateur qui voulait préserver la paix au Moyen-Orient. "

Un leader national
Rafic Hariri a longtemps suscité l’admiration de la communauté internationale, soucieux de préserver la souveraineté du pays dans la mesure du possible en dépit des circonstances politiques régionales de l’époque.

Au plan national, il privilégiait toujours les relations entre les différentes communautés religieuses, notamment à travers ses projets éducatifs. " Quelque 35.000 Libanais ont bénéficié de bourses pour poursuivre leurs études, explique Ibrahim Jouhari, expert en affaires internationales et électorales et ancien membre du bureau politique du Courant du Futur. Il a fait du développement socio-économique son cheval de bataille en ayant à cœur d’élargir l’éducation pour tous. "

En parlant de Rafic Hariri, la majorité des habitants de la ville de Saïda font référence à " un leader national " et non pas à " un leader de la communauté sunnite ". " C’était un leader pour le Liban, mais aussi pour le monde arabe, avance Bilal, 72 ans, commerçant. Il a toujours cherché à unir toutes les communautés religieuses, notamment en Irak, où il a voulu éviter un conflit entre chiites et sunnites. C’est la raison pour laquelle ils l’ont tué. Pour diviser le monde arabo-musulman. Après sa mort, le conflit sunnito-chiite s’est malheureusement exporté au Liban. "
"On peut ne pas aimer Rafic Hariri, mais on ne peut pas nier le fait que cet homme a travaillé pour le Liban et les Libanais, toutes confessions confondues, souligne de son côté Hayat, 31 ans, commerçante. Certains l’accusent d’avoir volé. Peut-être. Mais il a beaucoup donné en retour, contrairement à ceux qui sont actuellement au pouvoir et qui ont pillé le pays sans jamais rien céder. "

Le poids de la crise économique

Cette année, la commémoration de l’assassinat est d’autant plus spéciale que le leader du Courant du Futur, Saad Hariri, avait annoncé en janvier la suspension de sa participation à la vie politique et parlementaire. Qui plus est au moment où les prochaines législatives constituent l’unique espoir des Libanais en faveur d’un changement dans le pays.

" Cette année, la commémoration de l’assassinat de Rafic Hariri est très différente des années précédentes, puisqu’elle intervient dans un contexte de crise économique extrêmement grave et à la suite du retrait momentané de la scène politique de Saad Hariri ", note Mazen Hachicho, chef du bureau du Courant du Futur à Saïda.

Pour lui, Rafic Hariri était un " leader national visionnaire qui a laissé une empreinte indélébile sur le Liban ".

" Aujourd’hui, plus que jamais, le Courant du Futur se doit de sauvegarder cette vision, notamment sur le plan éducatif, poursuit-il. Saad Hariri s’est retiré pour éviter qu’on lui fasse porter les conséquences de l’impasse politique dans laquelle se trouve actuellement le Liban. Mais le Courant du Futur est toujours présent sur le terrain et va continuer son combat auprès du peuple libanais. "

À présent, l’État joue aux abonnés-absents et le système politique est rongé par le confessionnalisme. " Nous ne vivons pas dans un État de droit, constate le Dr. Bizri. Au Liban, l’État et ses citoyens appartiennent à un système politique confessionnel corrompu. La loi électorale actuelle ne va pas faciliter un changement de ce système et le retrait de Saad Hariri influera négativement sur le résultat des élections ".

Au scrutin de 2018, le vote sunnite avait été faible à Saïda, Beyrouth et Tripoli. Cette année, avec la décision de Saad Hariri de ne pas prendre part aux législatives, cette participation risque d’être encore plus rachitique.

" Le retrait de Saad Hariri de la vie politique quelques mois avant les élections législatives est un coup de plus pour le pays, estime M. Jouhari. Sans sa participation aux élections, il perd sa légitimité et crée un vide politique difficile à combler. En revanche, il s’agit d’une opportunité unique pour ses opposants de gagner plus de sièges et de remporter les législatives. Les conséquences d’un tel cas de figure sur le pays seront alors très graves. "

" Saad Hariri n’a pas opté pour la confrontation directe avec ses adversaires. Il a toujours privilégié la voie de la diplomatie et du compromis. Cette ‘modération’ en pleine confrontation l’a considérablement affaibli ", ajoute le politologue.

Une " modération " dont Saïda, à l’instar des autres bastions sunnites, voire de la quasi-totalité du pays toutes communautés confondues, subit actuellement les conséquences douloureuses.