Jean Paulhan a écrit en 1932: "Qui désire s’engager politiquement n’a de véritable choix qu’entre Karl Marx et Charles Maurras". En 2021, au Liban, le choix est entre les fédéralistes, d’une part, et la doxa dominante, de l’autre. Cette dernière est composée de groupes épars et éclectiques qui ont essentiellement un trait en commun: l’antifédéralisme. Pour les fédéralistes, le problème du Liban s’articule autour de sa diversité ethnoculturelle, réalité niée par la doxa dominante. Pour ces derniers, la faillite du système en place est le fait d’une classe dirigeante "incompétente et malhonnête". Le système, la constitution n’y sont pour rien ou presque.

Les groupes sociaux qui composent cet ensemble anti-fédéraliste incluent la bourgeoisie mondialisée, les médias, le clergé, les gauches, les révolutionnaires de tous poils et de tout acabit, et même les chefs de partis politiques traditionnels. Tous portent le même diagnostic sur le problème du Liban et proposent les mêmes solutions. Tous affirment que le problème du Liban est un problème de personnes (identifiées sous les termes de manzouma, clique, warlords) et que la solution est le changement des équipes en place.

Pour faire bonne mesure, les tenants de la doctrine dominante concèdent la nécessité de quelques réformes éparses essentiellement à caractère administratif. Sans aller dans les détails, voici quelques points portant sur les erreurs méthodologiques et analytiques des tenants de la doxa dominante.

Quel est le problème du Liban

D’abord un constat: Les anti-fédéralistes évitent de se prononcer sur, ou même de formuler un "problème du Liban". Comme qui souhaite mener une démonstration sans poser d’axiomes. Systématiquement, les publications des anti-fédéralistes font l’économie de l’énoncé de problème. Leurs écrits se résument généralement à une litanie de poncifs, de sentences, souvent sur un ton moralisateur et emphatique.

Nous comprenons tous les raisons à cela. Énoncer un postulat de départ, tenter de définir un problème du Liban, mettrait à mal leurs analyses, et donc leurs conclusions. Cela risquerait de mener leur esprit là où ils ne souhaiteraient pas qu’il aille. Mais passons. Les plus téméraires, quand ils s’aventurent sur ce terrain, réduisent le problème du Liban "à la corruption et au sectarisme" et, pour se donner un peu de substance, ils ébauchent des banalités sur une "nécessaire déconfessionnalisation politique accompagnée d’une décentralisation administrative".

Pour les fédéralistes, le problème du Liban est double et tient en quelques mots: d’abord un problème de gestion de diversité ethnoculturelle, et ensuite un problème de gouvernance.

Subsidiarité et verticalité

Une deuxième faute méthodologique résulte de la combinaison tragique de: (a) la méconnaissance du principe de subsidiarité et (b) la foi inébranlable en la verticalité du pouvoir. Comme indiqué plus haut, les élites socio-économiques forment l’ossature la plus visible de la doxa dominante anti fédéraliste. Or les élites mondialisées se distinguent tout particulièrement par une méfiance vis-à-vis de tout pouvoir populaire. À cela s’ajoute une méconnaissance totale du principe de subsidiarité. Et, de là, une incompréhension poussée du mode de fonctionnement des régimes fédéraux. Il en résulte une pensée politique incohérente, des raisonnements alambiqués, des propositions constitutionnelles inapplicables et des constructions intellectuelles douteuses. Il suffit de lire les rares écrits de ces tenants de l’antifédéralisme pour palper leur incapacité à comprendre comment le système fédéral gère les conflits entre divers degrés de la structure de gouvernance (fédéral, cantonal et municipal). En effet, sans principe directeur et régulateur (qu’est la subsidiarité), est-il possible de concevoir un modèle constitutionnel cohérent? À celui qui ne sait vers quel port il navigue, nul vent n’est jamais favorable, disait Sénèque. Les anti-fédéralistes n’ont pas de destination précise. Ils sont unis par défaut, a contrario. Ils ne peuvent générer, séparément, et encore moins collectivement, un système à forte cohérence.

Sphère du fédéral

De la même veine sont les platitudes qui fleurissent ici ou là autour de l’impossible formulation d’une politique étrangère, brandi comme l’argument ultime, contre le fédéralisme. Les anti-fédéralistes ne se rendent même pas compte qu’ils sont victimes d’une illusion, d’un tour que leur joue leur propre intellect. Il y a là deux failles intellectuelles et méthodologiques majeures. D’abord la confusion entre cause et conséquence, et ensuite, la mécompréhension du principe de déconnexion des responsabilités. Pour ce qui est de la confusion entre cause et conséquence, rappelons que la réalité du Liban est son multiculturalisme. La cause première du problème du Liban est sa mauvaise gestion de la diversité. Une conséquence de cette diversité ethnoculturelle résulte en différentes visions du monde, chacune propre à chaque groupe ethnoculturel, d’où les désaccords autour de la politique étrangère. Or un problème ne se résout pas en réglant sa conséquence, mais sa cause. Donc, unifier ou pas les visions autour de la politique étrangère ne résout en rien le problème du Liban qui reste entier. Heureusement, là encore, la mécanique du système fédéral assure la bonne gestion de cet éternel clivage. Mais pour comprendre comment, encore faut-il que nos "élites anti-fédéralistes" s’évertuent à apprendre à réfléchir "en contexte", c’est-à-dire dans un cadre constitutionnel précis, hors du confort du raisonnement universaliste et théorique. La constitution fédéraliste prévoit que les décisions sur les domaines de compétences fédérales requièrent l’unanimité des quatre cantons. D’où, en cas de désaccord sur la politique étrangère à suivre, une neutralité de facto. Mais le plus important n’est pas là. En effet, en régime fédéral, les désaccords sur les domaines "fédéraux", aussi clivant soient-ils, ne débordent pas sur la sphère cantonale, et donc sur le quotidien des citoyens. S’écharper sur le nucléaire iranien, le pétrole saoudien, le gaz qatari, l’Arménie, Israël, les États-Unis ou l’Europe, n’impacte en rien la fourniture d’électricité, les concessions des énergies renouvelables, la fourniture d’internet, les traitements des eaux usées, la collecte des déchets… Contrairement à ce qui se passe dans les systèmes centralisés, c’est ce "découplement" (de l’anglais decoupling) entre les trois niveaux de gouvernance –municipal, cantonal et fédéral – qui fonde l’optimalité de la solution fédérale. L’affirmation: "le fédéralisme ne résout pas les conflits du domaine régalien" est donc une ineptie sans nom, tout autant qu’une insulte à l’intelligence des Allemands et des Suisses.