Pour Karim Emile Bitar, directeur de Sciences Po Beyrouth (USJ), "Marine Le Pen a montré qu’elle avait toujours des lacunes considérables dont Emmanuel Macron a pu aisément profiter". Un sondage réalisé après l’émission montre que les Français ont apprécié davantage la performance du présidant sortant (59%) que la candidate du Rassemblent national (39%).

Marine Le Pen a-t-elle réussi à prendre sa revanche sur Emmanuel Macron après le fiasco du débat de 2017 ?

Je pense que c’est un grand mot. Elle n’a pas réussi à prendre sa revanche sur 2017 mais elle s’est quand même considérablement amélioré. Sur la forme elle était beaucoup plus à l’aise, moins crispée, elle n’a pas complètement dérapé, mais sur le fond Marine Le Pen a montré qu’elle avait toujours des lacunes considérables dont Emmanuel Macron a pu aisément profiter.

Sur la forme, quelles postures ont adopté chacun des candidats ?

Marine Le Pen a joué la carte de l’apaisement, elle a souhaité apparaître comme présidentiable, ne pas inquiéter les français qui ont encore des appréhensions quant à son éventuelle accession au pouvoir. Elle n’a pas cherché à démolir le mandat d’Emmanuel Macron comme beaucoup de ses partisans auraient souhaité qu’elle le fasse. Emmanuel Macron est paru tout de suite à l’offensive, même si le thème du pouvoir d’achat qui est censé être un thème de prédilection de Marine Le Pen, et surtout la question de la politique étrangère, mais sans doute a-t-il été comme souvent un peu trop condescendant, ce qui lui sera reproché par ses adversaires de droite et de gauche.

En " gauchisant " son discours Marine Le Pen a-t-elle réussi à capter des électeurs de gauche lors de ce débat ?

Depuis quelques années elle a en effet adopté des postures très sociales sur l’économie et le pouvoir d’achat. Cela lui a permis d’effectuer certaines percées dans les milieux populaires, mais il n’est pas certain que sa ligne économique soit la plus appropriée : elle ne convient pas à la droite française classique, ni aux centristes libéraux européens. Je ne suis pas persuadé que beaucoup d’électeurs de gauche se reportent massivement sur elle.

Il y a également un point du débat qui me semble intéressant vis-à-vis du Liban, c’est la formule qu’a eu Emmanuel Macron, lorsque Marine Le Pen a cité le Général De Gaulle, il a tout de suite répliqué avec virulence " sachant d’où vous venez vous ne devriez pas citer le Général De Gaulle ", et c’est quelque chose qui est assez significatif. Marine Le Pen est issue d’une famille qui incarne deux pages sombres de l’histoire de France, Vichy et l’Algérie française. D’une famille politique qui s’est opposé avec virulence au Général De Gaulle, qui a tenté d’assassiner à plusieurs reprises De Gaulle, et depuis quelques années elle a opéré un revirement et cherche à se réapproprier cette figure.

Pour nous libanais, un pays où le gaullisme a toujours eu une influence très prégnante, et où le Général De Gaulle a vécu deux ans, ce point était également important car c’est précisément là que les libanais ont du mal à accepter certaines postures historiques et actuelles du parti de Marine Le Pen.

En lui disant qu’elle " parlait à son banquier (Poutine) ", Macron a-t-il réussi à déstabiliser Le Pen ?

Elle s’attendait certainement à cette question sur l’emprunt russe, peut-être qu’elle n’a pas été surprise ou déstabilisée. Mais c’est un coup qui lui a fait mal. Macron savait pertinemment que c’était le point faible de Marine Le Pen, que ses relations plus qu’ambigües avec la Russie de Vladimir Poutine pouvait faire mal à l’heure où la majorité des Français se sentent solidaires des Ukrainiens. Il a tout de suite dégainé cet argument choc, elle a tenté de se défendre autant que faire se pouvait, mais je ne suis pas persuadé qu’elle ait réussi.

Sur quelles thématiques les candidats ont-ils été performants ?

Macron a été performant sur la politique étrangère et les relations de dépendance de Le Pen avec la Russie. Il a été de façon assez surprenante plutôt bon sur la question du pouvoir d’achat, en montrant une grande technicité sur la plupart des enjeux, y compris sur les questions climatiques où on a vu une certaine inflexion d’Emmanuel Macron depuis deux ou trois semaines. Quant à Marine Le Pen, elle a montré qu’elle avait légèrement progressé dans la maîtrise des questions technocratiques, mais que sa vision du monde demeurait pétrie de contradictions, notamment son rapport à l’Union européenne et à l’universalisme français, à la laïcité, à la question de l’islam, où elle est restée sur le registre d’il y a une dizaine d’année, celui de son parti.

Selon vous, quels électorats ont été séduits par chacun des candidats après ce débat ?

Je dirai que paradoxalement, ce débat n’a pas particulièrement plu aux partisans de Marine Le Pen qui aurait voulu qu’elle soit beaucoup plus percutante et offensive. Mais il a pu lui faire gagner quelques points auprès de ceux qu’elle inquiétait encore. Par contre, Emmanuel Macron a montré qu’il maîtrisait tous les dossiers, qu’il était plusieurs crans au-dessus sur le fond, mais il pêche toujours par ce ton un peu professoral, avec la sensation d’être celui qui en sait plus que son rival, même lorsque cela ne fait que confirmer ce que l’on sait, et cela peut être très mal perçu en ce moment où il y a un rejet de toutes les élites et du président de la république en particulier.

Un sondage effectué après l’émission donne Macron plus convaincant, à 59%, contre 39% pour Le Pen, partagez-vous cette analyse ?

Oui, le fait qu’Emmanuel Macron se soit montré plus à l’aise que Marine Le Pen, même si elle ne l’a pas perdu de manière aussi flagrante qu’en 2017, cela semble clair. Paradoxalement, cela pourrait démobiliser une partie de l’électorat qui va se dire qu’il pourra l’emporter très largement, et être tenté par l’abstention. L’abstention sera l’une des clés du scrutin de dimanche, et si les partisans de Marine Le Pen se mobilisent en masse alors que ceux d’Emmanuel Macron vont à la pèche, les résultats pourraient être plus serrés qu’on ne l’attendait. Après ce débat, les partisans du président sont tout de même plus sereins qu’ils ne l’étaient il y a quelques jours.