Après avoir lu ce texte, vous ne regarderez plus jamais comme avant un match de foot!

"Il n’y a pas d’érotisme sans art de l’ambiguïté: plus l’ambiguïté est puissante, plus vive est l’excitation." (M. Kundera- L’immortalité}

Quelle formidable invention humaine que le Mondial de football! Allégorie des produits substitutifs offerts par les sociétés veillant au bien-être de leurs peuples, le Mondial crée une formidable illusion (du latin illudere: jouer avec) grâce à laquelle des millions d’êtres humains communient dans une passion cosmique. Célébration d’une grand-messe dont la récompense finale, sous forme d’une coupe d’allure féminine, à la large fente ovulée, est b…, disons embrassée par les vainqueurs. Faut-il voir dans cette sculpture un hommage rendu au sexe féminin ou l’adoration d’un fétiche érotisé, d’une sexualité devenue si fluide que toutes les variantes y trouvent leur place?

Les bienfaits dont ce phénomène fait bénéficier les huit milliards d’humains sont innombrables. Je me contenterai d’en citer quelques-uns.

Imaginez: Pendant trente longs jours, l’humanité vit des moments de rituel érotisé auxquels participent hommes et femmes exceptionnellement mêlés, au rythme de palpitants tirages de coups. Pendant un long mois, le Mondial nous offre la plus longue période de jouissance connue à ce jour, avec des moments de plaisir intense et d’autres de déception affligeante, comme dans tous les rapports. Cette passion amoureuse est vécue à son paroxysme: on y rejoue l’amour et la haine, l’attraction et la répulsion, l’attente et la déconvenue, chacun courant après l’objet de toutes les concupiscences. Les joueurs se font des amabilités en préliminaire pour mieux libérer leur agressivité et leur violence durant l’acte. Sans oublier les aficionados, formés de tribus rivales qui ne manqueront pas de s’écharper, sinon de se tirer dessus, après la victoire ou l’échec de clans opposés. Il y aurait même au sein d’une même famille des inimitiés que les pulsions de haine libérées déclenchent violemment.

Tous les quatre ans, les Libanais, tous sexes confondus, fusionnent avec les autres citoyens du monde pour vivre un suspense haletant, s’habillant de maillots aux couleurs de tous les pays sauf du leur, devenant par procuration le joueur qui passe, dribble, tacle, tentant avec son membre inférieur bien tendu de s’orienter vers une cavité qu’il guigne d’un œil concupiscent. Pendant trente jours, des joueurs ratissent un terrain divisé en zones érogènes excitantes d’où ils tirent un coup partout où ils entrevoient une ouverture, entre les jambes de préférence, pour taqu(l)iner leur adversaire, histoire de l’émoustiller. Ils courent bravement après cette chose aux formes arrondies qui tente – la pauvre – de leur échapper, cet objet de tous les désirs, à la fois adoré et haï, toujours fuyant, se refusant, s’échappant, objet soumis à la violence des coups portés par des joueurs aux pulsions exacerbées. Ce malheureux ballon se déplace en zigzaguant, tel un spermatozoïde attiré par la brèche pour la féconder. Et lorsqu’enfin, après un long et dur labeur, le plus vigoureux pénètre dans le saint des saints, un hurlement extasié, profondément jouissif, jaillit de toutes les poitrines: GOOOOAAAAL, cri réitéré à l’infini: encore…encore, exige-t-il! Le football n’est pas avare de moments d’aussi troublante excitation: il offre généreusement aux spectateurs émoustillés cette palpitante invention que sont les tirs au but. Les rabat-joie affirment que c’est une punition imposée, alors qu’ils savent bien, eux, les adeptes des pratiques SM, qu’il n’y a rien de plus jubilatoire que d’être livré aux affres du plaisir/déplaisir alternés, pendant que les acrobates, ahanant, tourmentés, s’essaient longuement à tirer leurs coups afin de pénétrer l’antre défendu!

Le Mondial réussit également la gageure de réconcilier tous les rhéteurs qui débattent autour des découvertes de nouvelles sexualités que ce pauvre Darwin n’a su entrevoir. À l’heure où l’on se déchire pour imposer l’existence d’un troisième sexe, les différences sexuées s’évanouissent, tous les anathèmes s’apaisent devant le seul sexe impérial, applaudi ou voué aux gémonies. Hétéro, homo, bi, neutre, trans, queer, +, etc. fusionnent autour d’un sexe collectif, auquel tous s’identifient, celui du mâle qui agite frénétiquement son membre inférieur bien raidi pour tirer droit au but. Qu’est donc l’érotisme sinon la fusion d’êtres qui rêvent de revivre la langoureuse passion d’une fusion commune extatique?

Identification, refoulement et sublimation sont les mamelles qui nourrissent les défenses de notre psychisme afin de nous aider à supporter notre rude existence quotidienne. Et ils accomplissent parfaitement leur travail jour et nuit pendant trente jours, à l’immense satisfaction des mafieux et des bouseux qui dépècent ce pays! Quel extraordinaire service qui leur est rendu, eux qui s’échinent à fabriquer régulièrement de toutes pièces des évènements imbéciles dans le but de distraire les citoyens des malheurs dont ils sont responsables. Le Mondial arrive ainsi à point nommé: le Libanais, affalé dans son fauteuil, entouré de bouffe, de boissons et de mkassarat, oublie sa misère quotidienne. Foin du dollar qui poursuit son ascension en battant tous les records. Il n’y a pas d’électricité? Qu’à cela ne tienne, il n’hésite pas à mettre la main à sa poche percée pour participer à l’orgie collective offerte par les lieux publics. Son identité s’estompe. A-t-il manqué de figures identificatoires? Peu importe! S’il est un admirateur de la discipline et de la rigueur allemandes, il devient Berlinois. A-t-il une proche ou lointaine parenté avec le pays à l’emblème de café? Il devient Brésilien. Est-il un inconditionnel de l’immense beauté et de l’incommensurable trésor artistique de la Bella Italia? Il devient Romain ou Napolitain. Se sent-il opprimé par des pays occidentaux qui le toisent avec condescendance et mépris? Il devient Marocain, Qatari, Saoudien. Et Espagnol et Croate et Argentin, le choix est infini… Au volant de sa voiture, il devient ambassadeur de son pays d’adoption, jamais du sien. Il peut même se métamorphoser en Neymar, en Messi, en Ronaldo ou en tout autre joueur étranger idéalisé, il entrevoit même la réincarnation d’un Pelé (le Roi himself) et d’un Tondu (Zidane, dont l’auto-sabordage demeure une grande énigme historique)!

C’est le Mondial des riches et des pauvres, des bons et des méchants, des psychopathes et des "normaux", le Mondial du refoulement général momentané et salutaire: oubliés l’indigence, les violences, les angoisses, l’interminable tunnel sombre, la dépression. Au lieu des antidépresseurs, on se shoote au Mondial qui plonge les spectateurs dans l’univers océanique premier: "Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté". (Baudelaire). Pour revenir dans quelques jours à une réalité autrement amère.

"Seul le football réunit à ce point l’amour et la violence", remarque Freud. N’est-ce pas ça dont il s’agit dans la passion amoureuse?

Avant de terminer, ouvrons une parenthèse un peu plus sérieuse. Faut-il s’interroger sur le sentiment d’appartenance des Libanais à leur pays? Alors qu’ailleurs, la population soutient son équipe nationale durant les matches, devant l’absence de joueurs libanais au Mondial, on ne leur laisse d’autre choix que de soutenir une équipe substitutive. Faut-il y voir un vacillement de leur sentiment d’identité national? Leur enthousiasme pour le succès des équipes libanaises de basket, par exemple, ou de la troupe Mayyas aux USA permet d’en douter. Le Libanais est fier de ses racines rurales ou citadines. À l’étranger, la nostalgie de son pays l’étreint souvent. Toutefois, il se retrouve actuellement face à un profond doute identitaire annonciateur de graves dangers futurs. Le fanatisme à l’œuvre ces dernières années a mis en branle ses forces stratégiques pour que le Libanais, exsangue, arrive à ne plus pouvoir vivre décemment dans son pays et perde la fierté de son appartenance nationale, son pays étant ostracisé un peu partout. Certains en viennent même à le maudire. C’est avec résignation qu’il se trouve obligé de solliciter des passeports étrangers plus avantageux ou à émigrer dans des pays plus tolérants et plus accueillants, parfois au risque de sa vie. En attendant, il a bien raison de profiter de l’opportunité que le Mondial lui offre de mettre partiellement de côté, pendant quelques jours, ses obsédantes appréhensions et de s’enthousiasmer pour des équipes étrangères à défaut de le faire pour des nationaux. Et de ressentir, avec les autres spectateurs, le subtil frisson érotique!