Tout est susceptible de l’intéresser. Tout le questionne. Tout dans son environnement immédiat, des pratiques urbaines aux objets qui s’y manifestent, interpelle son regard d’anthropologue ou d’esthète. Et tout est ensuite traduit par ce regard en termes de matières, de textures, d’ombres, de lumières et de transparences. Gilbert Hage est de ceux qui vivent leur pratique au quotidien. C’est la définition d’une pratique, me direz-vous. The Earth Is Like a Child That Knows Poems by Heart est un vers emprunté au poète Rainer Maria Rilke (The songs of Orpheus No. 21). C’est aussi le titre de cette exposition qui se déroule actuellement à la Galerie Tanit et dans laquelle Hage présente trois projets, dont deux nouveaux.

Le corpus le plus important est celui qui donne son nom à l’exposition. Il est constitué d’un ensemble photographique sur le thème des tulipes exécuté en 2020. Frêles témoins de l’ère du Covid et des pratiques de confinement qu’elle a induit, les tulipes faisaient partie des objets familiers de l’environnement de Chatine, le village dans lequel Hage s’était replié. "Elles sont le fruit d’une rencontre" aime-t-il dire. Une rencontre qui s’effectue à travers l’écran d’un smartphone qui permet ce contact à la fois spontané et rapproché avec l’environnement. Des captures, donc, davantage que des prises de vue.

Gilbert Hage, Untitled#048, from the series The Earth Is Like a Child That Knows Poems by Heart, 2020, Pigmented Print on Fine Art Paper, 26.9 cm x 23.3 cm, Edition of 21+2AP. Courtesy of the Artist and Galerie Tanit Beirut/ Munich.

Décolorés et mis sur un fond noir, les objets diaphanes ainsi obtenus évoquent une flore lunaire, si la chose en soi n’était pas impossible, une flore dont la texture tout en transparence évoque aussi celle d’une matière précieuse, pâte de verre ou opaline. Rien ne rattache désormais ces tulipes à leur réalité organique que les fines nervures qui les traversent. Trop translucides pour suggérer la matière, trop opaques pour constituer des négatifs photographiques, ces éléments transitionnels déploient dans cet entre-deux leur présence fantomatique, quelque part aux frontières de l’onirisme.

Ce sont les propriétés physiques de cet objet que se propose d’interroger le travail de Hage, c’est-à-dire les propriétés d’une réalité perceptible essentiellement par la vue et le toucher. Velues, charnelles, sexuelles, les roses noires de la série 28 Roses (1999) sont l’extrême antithèse des blanches tulipes à la matérialité lumineuse. Dématérialisées, ces dernières tendent à disparaître dans la spectralité de la lumière. Car le propos chez Gilbert Hage est essentiellement photographique. Il s’agit de rendre les propriétés matérielles de l’objet, d’en pénétrer la texture jusqu’à le transcender dans la représentation qu’on en a. Extrait de son contexte, l’objet se donne à comprendre comme un lieu d’explorations photographiques.

Gilbert Hage, Untitled#2, from the series 28 Roses, 1999, Baryta silver print, Edition of 3 + 1 AP. Courtesy of the Artist and Galerie Tanit Beirut/ Munich.

C’est aussi une manière de se rattacher au temps, à la nature, à l’infinitésimal, au cycle de la vie et de la mort, pour s’inscrire en lui. Un désir aussi d’expérimenter l’extraordinaire ordinarité des choses. "Spring has returned. The Earth is Like a Child That Knows Poems by Heart" dit le vers de Rilke, un titre qui fait une allusion au printemps, saison de la floraison, de la renaissance de la nature après sa mort. Tout cela évoque bien entendu un ensemble d’affects et de représentations à travers lesquels s’était décliné le vécu des temps de confinement. C’est donc une ode à la terre, parce qu’en définitive c’est elle qui continue d’exister lorsque tout le reste se dérobe. La terre est donc comme un enfant "habité". Quelque chose parle en elle, et cette chose relève du prodige.

Gilbert Hage, Untitled, from the series 28 Roses, 1999, Baryta Silver Print, 25.8cm x 25 cm, Edition of 3 + 1 AP. Courtesy of the Artist and Galerie Tanit Beirut/ Munich.

C’est un tout autre projet en revanche que Gilbert Hage propose en troisième lieu, presque un envers des décors, au terme de ce parcours qui s’achève dans le couloir de la galerie avec les Toufican Zombies? (2021), un projet de la période post-Covid. Pas d’autre lien donc que chronologique entre les tulipes et ces têtes sculptées en terre cuite, imparfaites ou déformées, récupérées dans un cimetière de têtes, et suffisamment intéressantes pour constituer le sujet de cette troisième série photographique donnant à voir ce que Hage conçoit comme des effigies de zombies. La matérialité y joue un rôle tout aussi important, l’enjeu esthétique consistant ici à faire ressortir la rugosité de la terre tout en la subsumant dans un propos que Gilbert Hage réfère à Jalal Toufic.

Gilbert Hage, Untitled 8, from the series Toufican Zombies?, 2021, Fine Art Pigmented Print, 110 cm x 85.5 cm, Edition of 5 + 2 AP. Courtesy of the Artist and Galerie Tanit Beirut/ Munich.

Un passage de Jalal Toufic opère effectivement ici comme grille de lecture: "Dans les périodes qui succèdent aux catastrophes démesurées, nous avons besoin que, par sa seule présence, le fantôme continue de nous suggérer à quel point le pays où nous vivons est corrompu (…) et ainsi nous empêcher de nous transformer en zombies. Dans le Liban d’après-guerre, le Rwanda, le Cambodge, la Bosnie-Herzégovine, etc., les survivants sont confrontés au choix suivant: ils tolèrent le fantôme et résistent à la tentation de le réprimer ou de le bannir, ou alors ils se transforment peu à peu en zombies." (Jalal Toufic, Vampires: An Uneasy Essay on the Undead in Film, revised and expanded edition, Sausalito, CA: Post-Apollo Press, 2003, p. 104–105). Dans son texte, Toufic précise aussi qu’il est question du zombie dans le sens haïtien du terme, c’est-à-dire des personnes données pour réelles dans la culture haïtienne (et non uniquement des créatures de science-fiction), généralement des victimes des sortilèges vaudous permettant de ramener les morts à la vie ou de détruire la conscience d’un individu. Dans la culture populaire, le zombie est un mort-vivant partiellement décomposé. Il est donc le symptôme d’une humanité gangrenée, dégénérée, corrompue, complètement déshumanisée. Au sortir de la période du Covid, vécue par Hage comme un bien universel, il est significatif que la figure du zombie vienne signer ici un rapport au monde devenu compliqué, un monde dans lequel il est compliqué aussi de se retrouver et de trouver sa place en tant qu’être humain.

Pas vraiment une exposition thématique, en dépit du titre qui semble le suggérer, davantage un état des lieux des derniers travaux de Hage, à comprendre aussi comme le journal de ces temps d’incertitude, dans ce qu’ils ont à la fois de stimulant et d’inquiétant. À comprendre surtout comme autant de prétextes à travailler avec tout ce qui peut se présenter au toucher et à la vue. Une approche phénoménologique du quotidien.

Gilbert Hage vit, enseigne et travaille au Liban. Il expose régulièrement avec la Galerie Tanit à Munich et à Beyrouth ainsi qu’à Paris Photo depuis 2004. Son travail a été montré dans le cadre de manifestations internationales importantes, dont la Biennale de Sharjah (2011), les Rencontres d’Arles en France (2011), la Biennale Sur en Argentine (2017), la Biennale d’Architecture de Venise (2018), l’Institut du monde arabe à Paris (2019 et, plus récemment, durant ces deux dernières années, à la Galerie Marina Bastianello à Venise (2021), au Beirut Contemporary Art Space à Lisbonne (2021), à la Galerie 8 + 4 à Paris (2021), à la Villa Empain à Bruxelles (2021), à la Soma Art Gallery au Caire (2022), à la Halle 14 à Leipzig (2022), à l’Abbaye de Jumièges en France (2022) et au Art Lab à Berlin (2022). Ses œuvres font partie des collections du Centre Georges Pompidou à Paris, du Musée de la photographie de Thessalonique et de la Fondation Saradar à Beyrouth.

The Earth Is Like a Child That Knows Poems by Heart à la galerie Tanit – Mar Mikhael, jusqu’au 28 février 2003.

 

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