Guerre des quinze ans, guerre de juillet, explosion du port, on ne peut jamais se cacher du Liban. Comme si la violence faisait intégralement partie de nous, de nos étranges destins, de nos éclatements de vie. D’une génération à l’autre, on se passe le flambeau de la tourmente comme un cordon ombilical d’une élasticité perverse. Rester, c’est se résigner à la souffrance de l’inévitable. Partir c’est emporter pour toujours dans ses valises ces regrets intrinsèques à chaque perte, chaque abandon. Alors s’il fallait souffrir, donnons des mots à ces douleurs, exorcisons-les par des encres éternelles, relayons les blessures, puisque, quoiqu’on fasse, nos nuits ne seront jamais calmes.

Dans son premier roman, Mauvaises herbes, Dima Abdallah exprime notre impuissance:

Je vais écrire parce que c’est la seule façon que j’ai de résister encore un peu. C’est mon combat, c’est ma guerre à moi. Je vais noircir les pages de ce qui reste de moi. Je vais terrasser le manque d’air et anéantir le souffle court. Écrire, c’est la révolte et j’en suis le maître. C’est la seule résistance à l’absurde. C’est le sens. C’est le tangible. C’est écrire l’absurde pour tuer l’absurde. Écrire Sisyphe, c’est tuer Sisyphe.

J’avais travaillé ma mémoire au corps pour parvenir tous les jours à tout oublier. L’habitude m’avait aidé à anesthésier toutes les images de la démence et de la déchéance. L’habitude et le quotidien m’avaient aidé à ne plus y prêter attention. Parce qu’on s’habitue à tout. Je m’étais habitué à ce paysage. Onze ans après la guerre civile. Onze ans, c’est long. On s’adapte. La rétine et le cerveau classent les images dans la case de ce qui est connu. Et ce qui est connu devient banal.

Plus le temps passe et moins nous regrettons les milliers d’objets restés derrière nous. Nous finissons par les oublier. Ils disparaissent de nos vies puis de notre mémoire, l’un après l’autre, progressivement, mais sûrement. Nous ne savons plus ce qu’ils sont devenus et nous tenons de moins en moins à le savoir, ils ont désormais une vie en dehors de la nôtre, ils ne nous appartiennent plus et nous ont peut-être, eux aussi, oubliés. Ils ont peut-être survécu dans d’autres familles ou se sont lentement éteints de forme d’utilité pour finir comme le reste, endormis dans les décombres.

Si les mots d’Amin Maalouf sont si pertinents et familiers, c’est parce qu’ils font très justement écho dans nos âmes brisées. Entre le témoin et l’exilé il n’y a plus de différences. Il y a juste un immense chagrin. Un chagrin de "désorientés".

La vie aurait été belle si aucune guerre n’avait eu lieu, si nous avions encore vingt ans plutôt que cinquante, si aucun d’entre nous n’était mort, si aucun d’entre nous n’avait trahi, si aucun d’entre nous ne s’était exilé, si notre pays était encore la perle de l’Orient, si nous n’étions pas devenus la risée du monde et sa hantise, et son épouvantail et son souffre-douleur, si, si, si, si.

De la disparition du passé, on se console facilement; c’est de la disparition de l’avenir qu’on ne se remet pas. Le pays dont l’absence m’attriste et m’obsède, ce n’est pas celui que j’ai connu dans ma jeunesse, c’est celui dont j’ai rêvé, et qui n’a jamais pu voir le jour.

Si comme moi vous étiez adolescent en 1982, De Niro’s game est un livre coup de poing. Rawi Hage a su saisir le momentum électrique, l’atmosphère chargée et le désespoir jamais loin Dix mille bombes avaient déjà déchiré l’air, mais ma mère était toujours dans la cuisine à fumer ses longues cigarettes blanches. Vêtue de noir de la tête aux pieds, elle portait le deuil de son père et du mien.

On a bu. De son balcon, on voyait les toits des maisons couverts de linge blanc en train de sécher, d’antennes et de citernes vides. Toutes les maisons étaient reliées entre elles par un réseau de fils électriques attachés à des poteaux de bois; ils envahissaient cette ville de béton qui n’avait plus un seul arbre où pendre ses Judas, plus la moindre prairie à offrir à ses envahisseurs, plus que des toits plats et des mortels qui faisaient la queue pour un peu d’eau et de pain.

Le vent me gardait éveillé. Je roulais aussi vite que lui. Encore plus vite que lui. Je fuyais l’espace et le temps, comme s’il s’agissait de balles. La mort ne vient pas quand on lui fait face; elle est pleine de traîtrise, c’est une lâche qui ne s’intéresse qu’aux faibles et qui frappe les aveugles."

Il y a deux jours, les miliciens ont pendu trois adolescents réfugiés qui se sont aventurés en dehors des camps. Pourquoi les miliciens ont-ils pendu les trois adolescents? Parce que deux réfugiés du camp avaient violé et tué une fille du village de Kfar Samira. Pourquoi ces deux types ont-ils violé cette fille? Parce que les miliciens avaient lapidé une famille de réfugiés. Pourquoi les miliciens l’ont-ils lapidée? Parce que les réfugiés avaient brûlé une maison près de la colline du thym. Pourquoi les réfugiés ont-ils brûlé la maison? Pour se venger des miliciens qui avaient détruit un puits d’eau foré par eux. Pourquoi les miliciens ont détruit le puits? Parce que les réfugiés avaient brûlé une récolte du côté du fleuve au chien. Pourquoi ont-ils brûlé la récolte? Il y a certainement une raison, ma mémoire s’arrête là, je ne peux pas monter plus haut, mais l’histoire peut se poursuivre encore longtemps, de fil en aiguille, de colère en colère, de peine en tristesse, de viol en meurtre, jusqu’au début du monde.

Quand on lit les nouvelles de Valérie Cachard parues dans Déviations et autres détours, on se dit que même quand les drames ont pris des rides, les tristesses des tragédies se répercutent dans cette agora piégée où nous n’avons jamais eu droit à la parole:

Ahmed n’avait pas été soufflé. Il avait été emmené debout les mains attachées derrière le dos, les yeux bandés, comme on le faisait à l’époque quand on enlevait quelqu’un. Elle l’imaginait toujours emmené debout, marchant droit et non pas jeté dans un coffre de voiture ou recroquevillé comme un fœtus. Parce que c’était un homme, son fils. Un homme dans un corps d’homme, une pilosité d’hommes, mais une voix d’enfant. Elle l’imaginait expliquer qu’il y avait une erreur. Après, elle imaginait qu’ils le faisaient taire parce qu’elles ne l’entendaient plus. 

Dans ce qui semble n’avoir jamais de fin, la tragédie du port est le sujet d’Implosions. Hyam Yared regarde avec attention les débris fumants de nos vies:

Patauger dans la survie, être unis dans la tragédie, pourtant prêts à tout lâcher, nos conjoints, nos proches, nos voisins, ici, nous savons faire. Brisés, mais soudés, à l’image de cette société en passe d’imploser et qui pourtant résiste. À l’image de mon couple. Je me retiens d’établir le lien. De toute manière, Asma sait que certains soirs nos voix couvrent le bruit des avions, mais cela ne nous interdit pas le lendemain de sourire. Rien n’empêche. Les couples ne se font plus la guerre dans les pays en guerre. La survie l’emporte sur les litiges et l’empathie renaît de l’inexorable: un avenir commun à bâtir malgré tout.

La tragédie du Liban a éclaboussé les écritures étrangères. Témoins émus de ce drame qui n’en finit plus, les mots des autres se sont alignés, percutants et puissants, comme pour donner de la visibilité à des conflits que le monde regardait avec incompréhension et impuissance.

Dans La Perfection du tir, Mathias Énard se met dans la peau cynique du franc-tireur, ce chasseur de mort qui ne cillait pas devant l’humain à abattre:

Le plus important, c’est le souffle. La respiration calme et lente, la patience du souffle; il faut d’abord écouter son propre corps, écouter les battements de son cœur, le calme de son bras, de sa main. Il faut que le fusil devienne une partie de soi, un prolongement de soi. Avant même la cible, l’important c’est soi-même. Il faut organiser l’espace, qu’on se trouve sur un toit, derrière une fenêtre, n’importe où, il faut le contrôler, le faire sien. Rien de plus ennuyeux que le passage d’un chat dans son dos, ou l’envol d’un oiseau. Il faut être soi et rien d’autre, l’œil dans sa lunette, le bras métallique tendu vers la cible, pour le rejoindre. Depuis mon toit je parcours les trottoirs, j’explore les fenêtres, j’observe les gens vivre. Je peux les rejoindre d’une pression sur la détente. Ce n’est pas simple, bien au contraire, c’est un métier difficile qui demande précision et concentration. Les gens pensent uniquement au coup de feu et au résultat du tir. Ils ne savent pas que j’ai écouté les battements de leur cœur à travers le mien, que j’ai retenu toute émotion, que je me suis arrêté de respirer, juste avant de presser la détente, comme on dit, mais je ne presse rien, au contraire, je libère un chien de métal qui vient frapper un point de percussion qui enflamme une poudre qui propulse un projectile jusqu’à douze cents mètres et qui vous tue. Ou pas.…

L’acteur Jacques Weber, venu à Beyrouth pour un tournage dans les années 80, a ressenti l’extrême nécessité d’écrire ce qu’il a vu et surtout ressenti. Comme si sa vie avait basculé dans un ailleurs qu’il ne soupçonnait pas. Paris-Beyrouth et ces phrases aux mots simples et perplexes qui ont compris sans comprendre:

Beyrouth est sans fenêtre, prisonnière à l’air libre.
Fallait-il avoir eu très peur pour vivre et s’aimer plus ? Fallait-il la piteuse aventure de la guerre pour frémir plus?
Tout près de la souffrance, des amputés, des orphelins, des veufs, faire l’amour, c’était se remettre au monde.
Un petit théâtre, la tombée gracieuse d’un jour, cela a suffi. La guerre est toujours une solution du passé et n’a jamais d’avenir.

Et ne surtout pas passer à côté de ce livre qui fait ressortir les larmes et qu’on a autant envie de fermer que de dévorer, et comme Antigone de haïr et d’aimer. Dans Le quatrième mur, Sorj Chalandon arpente les boulevards de nos émotions. Nous tend un miroir grossissant.

– Un instant, j’ai cru que vous ne saviez rien de nous.
– Je sais ce qui s’est passé à Damour.
– Non. Ne dites pas ça. Vous ne savez pas. Personne ne sait ce qu’est un massacre. On ne raconte que le sang des morts, jamais le rire des assassins. On ne voit pas leurs yeux au moment de tuer. On ne les entend pas chanter victoire sur le chemin du retour. On ne parle pas de leurs femmes, qui brandissent leurs chemises sanglantes de terrasse en terrasse comme autant de drapeaux.

Non, je ne pleurais pas. Je n’avais plus de larmes. Il m’a dit qu’il fallait en garder un peu pour la vie. Que j’avais droit à la peur, à la colère, à la tristesse.

Et l’on comprend combien nous avions tenté, toute notre vie, de bâtir des murs. Entre nous et la guerre. Entre nous et nos vies écrasées. Entre nous d’hier et nous d’aujourd’hui qui n’allons pas bien. Qui n’irons jamais tout à fait bien. Le silence n’est jamais une solution.

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