" À propos, vous devriez aller voir la pièce de théâtre à la Comédie des Champs-Élysées, sur le fils d’Einstein ", m’a dit Monsieur Z dès son entrée dans mon cabinet, vivement ensoleillé par ce premier jeudi de printemps.

Parmi les raisons innombrables pour lesquelles j’aime mon métier de psychanalyste, se trouvent ces moments où " la voix du monde " s’invite dans l’espace intime des séances. Fait charmant, car récurrent, presque à la manière d’une chronique informelle: les patients se réfèrent souvent à un spectacle ou un film qu’ils ont vu pour en tirer un fil, identificatoire, qui les mènera jusqu’au cœur d’eux-mêmes; ce cœur que la psychanalyse s’attache si ardemment à écouter battre, ressentir, savoir, puis revivre.

" S’agit-il d’une adaptation au théâtre du très bel ouvrage de Laurent Seksik, intitulé Le Cas Eduard Einstein" ?, ai-je demandé à Monsieur Z. " Oui, c’est d’ailleurs l’auteur lui-même qui a écrit la pièce. Le contexte historique de l’action m’a rappelé votre livre La Vie augmentée: au sujet de l’amour de transfert, vous parlez longuement du cas de Sabina Spielrein, soignée par Jung à la clinique du Burghözli. Eh bien, c’est aussi le lieu où a été interné le fils d’Einstein! Mais ce que je voulais vous dire à propos de cette pièce est autre chose: un message a dû me prendre par surprise et me toucher au plus profond, car j’ai fini en pleurs et je ne sais pas vraiment pourquoi. La nuit qui a suivi, j’ai rêvé de mon père. "

Appréciant beaucoup le théâtre, je suis allée quelques jours plus tard voir Le Cas Eduard Einstein, pièce aussi élégante que prenante, en effet. Sur un mode plein de justesse et de subtilité, j’y ai lu un tissage de thèmes que Freud liait au " complexe paternel " (terme introduit par Jung). L’histoire d’un fils qui n’avait pu trouver le chemin de son être d’homme, dans une tragédie subjective devenue catastrophe clinique (Eduard Einstein fut diagnostiqué schizophrène et passa la plus grande partie de sa vie au Burghözli). Un père conçu, dans sa puissance et son génie, comme étant TOUT, face auquel le fils se concevait, lui, comme n’étant RIEN. La fixation au père (concept freudien) pris, sur un mode normal, comme idéal par son fils, mais sans que l’identification narcissique à ce père inaccessible ne soit ici possible, pas plus que son meurtre symbolique. Le désastre répété d’un laisser-tomber du fils par le père, ce père détenteur d’un amour dont la présence est si essentielle à la construction humaine, nous dit Freud, mais qui, s’agissant d’Einstein, se dérobe, ne laissant à ce fils (dé)chu dès l’origine, que la voie vacillante d’une certaine identification à la mère, elle-même quittée par son mari.

Notre propos ne consiste certainement pas à juger le père que fut Albert Einstein, pris lui aussi dans la déchirure de son propre drame, quand il écrit, par exemple: " Mon fils est le seul problème qui demeure sans solution. " Nous imaginons facilement la portée d’un tel dire pour celui qui fit sans cesse reculer les limites de l’entendement humain, qui embrassa l’Univers dans une appréhension révolutionnaire de la matière, de la lumière et du temps, puis changea pour toujours l’idée de ce que nous sommes.

Et pourtant, nous dit l’épilogue de la pièce, c’est exactement au cœur de cette faille révélée par sa position de père – " Mon fils est le seul problème qui demeure sans solution " – qu’un rayonnement trouva sa route: quand, juste avant de s’exiler aux États-Unis, il vint en Suisse faire ses adieux à son fils, Einstein était triste. Désemparé et triste. Le rai de cette tristesse, détecté des années plus tard sur une photo du moment, fut pour Eduard le signe de l’amour, un des seuls qu’il put trouver dans le lien paternel peut-être, mais qui suffit à ce qu’il se sentît enfin, l’espace d’un instant, apaisé et heureux.

Voici le deuxième extrait du chapitre un de La Vie augmentée. En centrant celui-ci sur le cas d’une patiente dont le destin fut également écrit par " le complexe paternel ", je rends hommage à cette phrase, si puissante, qu’énonça Freud: " Au regard d’un père, Dieu est bien peu de chose. "

" Je me suis retranchée dans le silence pour ne plus donner prise à mon père, et, par suite, à tout homme pouvant fonctionner comme lui. Au moyen de son art de la parole, mon père m’a toujours fascinée et manipulée. "

Cette patiente est arrivée en analyse dans un état de grande souffrance morale. Quand la possibilité d’un lien avec un homme se présentait à elle, dans sa vie personnelle comme dans son travail, elle se murait souvent dans un mutisme qu’elle ne souhaitait pas, qui lui portait préjudice, et dont elle ne savait comment se libérer.

[…] Il y a toujours une face de défense du symptôme, qui consiste en un NON à la volonté de jouissance de l’Autre, nous prenant comme objet: le père de cette femme, alors petite fille, avait voulu lui imposer sa séduction verbale […]. Cette patiente, devenue femme, n’était pas consciente d’avoir été visée par ce que nous appellerons, chez son père, des pulsions d’emprise (peut-être ignorées du père lui-même). Son inconscient, lui, savait: un symptôme s’est formé, ce mutisme dont l’une des fonctions était d’assurer la défense de la petite fille contre l’Autre paternel.

[…] Quand le sens d’un symptôme est déchiffré, il délivre quelque chose de la vérité du sujet, ici directement lisible dans la formulation initiale de la patiente: " Je me suis retranchée dans le silence pour ne plus donner prise à mon père, et, par suite, à tout homme pouvant fonctionner comme lui. " Le symptôme de cette femme consiste à rester suspendue à la séduction de son père tout en la refusant.

Un symptôme cède à l’interprétation: quand son sens se trouve élucidé, il se transforme de telle sorte que sa dimension pathologique se trouve progressivement levée. Ce qui constituait une douloureuse impasse prenant en otage la vie du sujet, ici le mutisme indésirable, disparaît. Le symptôme sort alors de la négativité; il prend une forme non morbide à enjeu positif et vital. Il devient une formation qui contient la singularité du sujet (" On le reconnaît bien là ") et un savoir sur le mystère et l’unicité de son être. Au terme de la mutation, le sujet peut s’identifier à son symptôme (" C’est bien moi ") et s’y appuyer pour nouer son rapport à l’Autre.

[…] Illustrons cette transformation dans le cas de notre patiente. […] Comme cela se produit souvent dans une cure, l’invention s’est d’abord ébauchée dans le lien analytique: visiblement sans en avoir conscience, cette personne s’y distingue par le charme de son discours, dans lequel les moments de retenue alternent avec les moments nouveaux, où elle livre pleinement l’intensité et la délicatesse de ses sentiments.

[…] Elle a dit: " Tantôt je parle beaucoup, tantôt je parle moins, mais cela ne m’oppresse plus; maintenant je respire dans mon silence. " Continuant son analyse, cette patiente en est venue à faire de l’alternance entre suspens et libération de la parole un choix, un charme, un art du lien. Pour que cela se produise, elle a fait le pas consistant à se reconnaître dans cette féminité qu’elle dégageait déjà, mais sans vraiment l’habiter et sans y consentir. Elle s’est identifiée à cette nouvelle version, délicatement séductrice, de son silence, en découvre désormais les plaisirs, et continue à inventer la femme qu’elle désire être.

[…] Un préjugé a cours, à l’encontre de la psychanalyse, lui reprochant de se complaire dans le passé, au lieu de s’intéresser au présent et à l’avenir d’une personne. Le cas de cette jeune femme nous donne l’occasion de renverser ce contresens: quand la psychanalyse invite à voyager dans le passé, c’est un passé qui s’explore comme une terre inconnue, si bien que la cure n’est jamais une redite ou une paraphrase de l’histoire d’un sujet, mais, au contraire, en fait surgir l’inouï.

[…] La psychanalyse s’attachait à lui permettre d’inventer sa solution à partir du symptôme désormais transformé, puisque déchiffré et reconnu, non comme critère de maladie, mais comme messager d’un sens et porteur d’un savoir embrassant toute la trajectoire du sujet. " Je ne changerai pas mon père, mais je peux, moi, lâcher prise, me décrocher de son exigence folle et simplement l’aimer. "

(Extrait de  La Vie augmentée, chapitre 1: " Sortir d’une position de malade ")

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