Quand nous avons compris que nous devions quitter la maison familiale à la montagne, le choc a été plus puissant que toutes les bombes qui étaient tombées autour de nous jusqu’à présent.

Finis les étés insouciants à l’abri des montagnes, finies les réunions de famille, finies les discussions tardives à refaire le monde, grisés par la voix d’Oum Kalthoum et enveloppés de l’odeur du narguilé. Fini le silence de la nuit, fini le lever du soleil qui inonde ma chambre de sa lumière douce et me tire délicatement du sommeil, fini le café à la cardamome dans le jardin, le cœur empli de gratitude face à la nature et sa promesse d’une autre belle journée, finies les longues balades dans les sentiers sauvages que la montagne nous offrait. Finie la fausse naïveté d’une vie dans un Liban sans cesse déchiré.

J’ai vécu cet exil forcé comme un deuil. Je suis loin d’être le seul… mais je ne peux parler que de ce que je connais. J’ai eu l’impression que mon pays me rejetait, me déracinait, ma terre-mère a expulsé de son sol mes racines, ne leur laissant plus aucune chance de survie ici. Instinct protecteur de la mère pour ses petits. Abandon et tristesse infinie.

Avant de partir, j’ai eu cette réaction que je m’explique aujourd’hui par une certaine poésie.

J’ai dévalé ma montagne et couru sans reprendre mon souffle jusqu’à la réserve naturelle de cèdres. J’ai choisi le plus jeune de tous ceux qui formaient cette forêt, joyau de la nature, et j’ai creusé à son pied. J’ai creusé avec une petite pelle pour ne pas le violenter, puis avec mes mains pour le rassurer. Et j’ai volé un peu de lui, un peu de ses racines, un petit pied.

Vingt-cinq ans après, quand je vois qu’il a bien poussé dans notre jardin, je me dis que j’ai bien fait. J’ai finalement réussi à m’enraciner quelque part, dans le sud d’une France accueillante, terre d’exil bienveillante. Ma reconstruction n’est pas finie, la guerre laisse ses séquelles évidentes mais plus insidieuses aussi… de celles qui se réveillent bien longtemps après et bouleversent les illusions d’une vie heureuse.

Mais quand je regarde mon cèdre, je vois plus qu’un arbre. Je vois la beauté de mon pays meurtri, je vois ma région tout entière, les montagnes du Chouf et mon village, Mazraat el daher, celui de ma grand-mère paternelle. Je vois notre maison à la campagne, sa façade en enduit clair qui reflète les rayons du soleil, ses auvents de brique rouge, notre jardin entouré de hauts de pins qui lâchent leurs pommes sur nos têtes, les énormes citrons gorgés de jus, offerts par notre généreux citronnier. Je vois nos tablées familiales, j’entends nos rires et me reviennent les souvenirs. Je pense à mes parents restés dans nos montagnes jusqu’à la fin de leur vie et à mes frères et sœurs partis eux aussi, accueillis par une terre nouvelle ou envolés au ciel…