Dans les années 90, une personnalité maronite a commenté en ces termes le rapport des maronites à la politique : " Ces derniers doivent comprendre que le Liban n’a pas vu le jour pour eux mais grâce à eux, ce qui leur fait assumer une responsabilité extraordinaire à son égard et non le contraire. Il est temps pour les maronites de sortir du carcan du maronitisme politique vers celui de la politique tout court ". Trente ans plus tard, ces propos restent toujours de mise parce que le rapport des maronites à la politique n’a pas réellement changé en dépit de toutes les difficultés qu’ils ont traversées au fil du temps.

Depuis Taëf jusqu’aujourd’hui, ils n’ont toujours pas défini leur rôle dans le pays et vivent dans une sorte de nébuleuse, une confusion qu’accentue le bras-de-fer permanent entre leurs dirigeants. Un bras-de-fer qui remonte à l’époque de la guerre civile dans laquelle les chefs maronites semblent s’être englués puisqu’ils en sont tous à se quereller pour prendre le commandement de la scène chrétienne, sans réaliser qu’en ce faisant ils ne font qu’affaiblir le rôle des chrétiens au Liban.

Nombreux sont ceux qui sont conscients de cette problématique mais aucune des parties directement concernées ne l’est suffisamment pour changer la donne. Depuis le retour du fondateur du CPL, Michel Aoun de son exil en France et la sortie du chef des Forces libanaises, Samir Geagea, de prison avec le départ des forces syriennes en 2005, les préoccupations des dirigeants chrétiens semblent se limiter à l’accession à la présidence de la République, au point que d’aucuns évoquent une malédiction qui poursuit les chrétiens. Et pour cause : leurs chefs se soucient peu de l’établissement de politiques susceptibles de renforcer leur présence dans le pays et sont plus intéressés par l’établissement de plans et d’alliances, le plus souvent contre nature, qui leur ouvriraient la voie vers le palais présidentiel.

Avec l’approche de la date des élections parlementaires, en mai 2022, la querelle inter chrétienne bat son plein, chaque partie prenant pour cible l’autre, comme si la loi électorale qui a amélioré le niveau de la représentation chrétienne au Parlement -de l’avis des deux partis les plus forts de la communauté, les FL et le CPL- imposait à chaque parti au sein de son groupe communautaire de saquer l’autre pour garantir son propre succès.

Ces batailles récurrentes se déroulent alors que l’hémorragie démographique, notamment chrétienne, prend des proportions alarmantes. Depuis 2017 jusqu’aujourd’hui, le nombre de Libanais qui ont quitté le pays dépassent les 215 500 personnes dont 60% de chrétiens, révèle le président de l’ONG Labora, (qui aide les jeunes à lutter contre le chômage)  le père Tony Khadra. Compte-tenu du danger qui menace selon lui la présence chrétienne au Liban, il est indispensable de mettre en place un projet stratégique, associé d’un mécanisme d’exécution autour desquels toutes les autorités ecclésiastiques se rallieraient pour éviter un saut dans l’inconnu. Le père Tony Khadra est catégorique : la politique qui consiste à distribuer des aides alimentaires aux plus démunis ne mènera nulle part.

Dans les milieux politiques chrétiens et musulmans, on est persuadé que les sentiments de frustration et d’injustice s’étendent à toutes les communautés. Un point de vue que développe l’ancien ministre Sejaan Azzi, proche de Bkerké, pour qui tous les Libanais scrutent l’avenir avec inquiétude, à l’exception du public du Hezbollah. " Par exemple, le sentiment d’inquiétude des sunnites ne s’est pas développé à cause de leurs adversaires mais à cause des décisions de leurs chefs et de leurs alliés ", explique-t-il, en estimant que ce sont les leaderships chrétiens qui assument à leur tour la responsabilité de la frustration de leurs coreligionnaires " tantôt parce qu’ils n’assument pas leur rôle d’opposition, tantôt à cause de leur échec au pouvoir ".

En réponse à une question, Sejaan Azzi relève que ce ne sont pas les chrétiens qui ont inventé le slogan du président fort, mais le CPL, lorsque leur chef, Michel Aoun, a accédé à la tête de l’Etat. Pour lui, cette théorie a démontré son échec " parce que ce qui fait la force d’un président, c’est son esprit de commandement, ses stratégies, ses options libanaises authentiques et non pas son bloc parlementaire ". " Parce qu’en définitive, poursuit l’ancien ministre, la présence chrétienne n’est pas inhérente à la force ou à la faiblesse des partis. Elle est tributaire de la force de l’Etat ".

Membre du bloc parlementaire du CPL, le député Edgar Traboulsi rejette l’idée de l’échec du président fort et du sexennat qui aurait accentué la déception des chrétiens. Il insiste sur le fait que ces derniers ont récupéré de nombreux droits au cours des dernières années, que ce soit à travers la loi électorale ou le partenariat au niveau des autorités législative et exécutive. Il reconnaît cependant que la capacité de résistance de beaucoup d’entre eux a baissé, notamment après l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, laquelle avait pulvérisé le cœur chrétien de la capitale et poussé de nombreux chrétiens à quitter le pays. Edgar Traboulsi en profite pour souligner dans ce cadre " la défaillance étonnante " de la municipalité de Beyrouth après l’explosion, " comme si cette défaillance recelait un message ". Il n’en demeure pas moins qu’il reste persuadé que de nombreux chrétiens reviendront au cas où le Liban aurait une chance de se redresser.

Il est évident que les avis entre le CPL et les FL divergent au sujet de la présence chrétienne. Les Forces libanaises évoquent ainsi deux écoles, en critiquant implicitement son adversaire chrétien : " La première école est constituée de ceux qui font de la surenchère au niveau de la défense des droits des chrétiens alors qu’en fait ils défendent leurs propres intérêts au niveau du pouvoir politique. Elle n’est concernée que par les postes administratifs et l’intérêt de ceux qui gravitent dans son orbite ", commente-t-on de sources des Forces libanaises. Et de poursuivre : " Les tenants de cette école se cachent derrière la question des droits pour faire des concessions tantôt à l’occupant syrien, tantôt au Hezbollah dont elle couvre les armes en contrepartie de postes administratifs et politiques ".

Quant à la deuxième école, selon ces sources, elle considère que les droits des chrétiens et leur survie est garantie par " un Etat souverain, neutre, indépendant au sein duquel la Constitution et les lois sont respectées, garantissant l’équité et le partenariat entre tous et où les armes sont détenues par l’armée seulement ". De même sources, on indique que le rôle des chrétiens s’est affaibli lorsque l’Etat libanais a périclité. D’où l’importance de la bataille pour la réhabilitation de l’Etat, qui est seul capable d’assurer tous les droits des Libanais.

Tout ce qui précède met en évidence les divergences de vues au sujet du diagnostic et du règlement d’un problème existentiel. Les chrétiens continuent de tourner en rond sur place, tant que leurs leaderships tirent les ficelles du jeu, à moins d’une vague de changement radical qui jette les bases d’une véritable citoyenneté.