Ton avenir dans le marc du café

Tu écoutes caqueter les femmes, engourdie par le bercement de leurs intonations. Depuis petite, tu les écoutes déplier leur vie, découdre et recoudre celle des autres. Tu as changé, sans cesser de les écouter, toutes. L’heure du café. Sobhiyé⁠1, les femmes s’éternisent autour du café. Tante Jeannette, tante Lamia. Tante Marie. Et ...

Résilience, ce mot qui se tait

C’est ce mot. On en fut fiers, comme s’il nous avait permis, lui, de traverser les guerres. Lui, un mot, résilience, et non l’absence de choix. Et non l’absurdité de la vie, sa grâce plus tenace que toutes mains de violence. La résistance de la vie. Résilience. Ce mot serait combat, dépassement; et non hasard de naissance dans une ...

Perdre du poids, mantra collectif

On a cette promesse-là, il suffirait de changer de date, de maison, de ville… pour se transformer. Ma vie en mieux. Nouvelle école, nouveau pays, nouveaux amis… Nouveau Moi. À toute nouvelle année, un autre temps s’ouvre: pour l’honorer, on déploie un florilège de résolutions. Nos sempiternelles «deuxièmes chances». On y croit ...

Pas de Noël au Liban cette année

Je n’irai pas au Liban pour Noël cette année. Même déclaration saccadée glisse de mes lèvres, plus solennelle que nécessaire. Phrase construite, contrainte comme lorsque j’apprenais petite à conjuguer, à distinguer le futur du conditionnel. Aujourd’hui, sans la clémence du conditionnel. Le conditionnel est du réel qui hésite, mon ...

Poussière d’une boîte d’enfance

La poussière protège et préserve la boîte. Premier réflexe: abandonner, distraire mon attention. J’aurais pu laisser ces mystères dans leurs ombres, la morale aurait retenu mes doigts, s’il s’agissait de fouiner dans les secrets d’un étranger. Mais je suis en retrouvailles. Une boîte d’enfance, jadis remplie par mes mains, mon ...

Le temps des rencontres arrangées

«Je vais te présenter quelqu’un de très bien, de très très bien.» Chaque séjour au pays est l’occasion de rencontres arrangées par la famille, provoquées par les amis. Comme à l’époque de nos grands-mères et de nos mères. Lors de ses passages au Liban, la jeune fille se plie au rite. Sceptique, excitée. Envie d’y croire, ...

Relire notre histoire au hasard des photos

Flashphoto agrandit tout. Ça pourrait être un slogan sur la devanture du magasin. C’est la répartie triomphale de ma mère à chaque nouvel accrochage au mur. À l’heure où ses contemporains multiplient les versions numériques d’un même cliché, pour créer l’image idéale, maman choisit sans hésiter une photo, puis l’autre pour ...

Écrire ma vieille guerre, honorer la vie

Encore ! Tu ressasses encore cette guerre ! Je m’arrête, confuse de traîner notre histoire comme aveuglement de dos. Double peine. Coupable de raviver les vieilles angoisses de ceux qui l’ont connue, cette ancienne guerre. Fautive d’encombrer les jeunes d’aujourd’hui de nos drames dinosaures. D’alourdir leur présent terrible avec ...

Retour au pays comme retour en enfance

Tu viens de quitter, mais la question te précède. Penses-tu revenir un jour, revenir pour de bon? Elle te suivra dans l’exil, te poursuivra, comme si ta vie à l’étranger était vacances ou caprice puéril. Parenthèses à la seule «vraie» vie possible, la vie au pays. Les études à la Sorbonne, la culture à assimiler en te coltinant le ...

Classer ses pensées, consigner ses rêves

Plier sa haine comme on plierait un pantalon. Lisser sa parole comme on repasserait une chemise; que ce soit possible pour les mots. Ranger ses relations comme on organise des placards; que ce soit possible en amitié. Se dire que le temps est l’unique obstacle. Se rencontrer comme s’unissent en une paire les chaussettes, reliées sans se ...

Toi et les photos d’autrefois

Ce n’est pas de l’angoisse. Ce n’est pas du chagrin. À peine un regard. Arrêté droit. Blanc au centre. Ce ne sont pas des yeux, ces sphères sombres aplaties par l’instant d’un clic d’autrefois. C’est une photo de toi. Toi, reconnais-toi, petite c’est déjà du toi. Tout toi. Ton regard abrupt. Résolu et fuyant. Ce n’est pas ...

Maman, j’ai appris à parler sur tes lèvres

J’ai appris à aimer contre ta peau, d’amour incarné. Il y a peu de temps encore, tu me caressais les joues; ta main, peau de mon visage maintenant, empreinte comme avant et à vie. Ton crédo, c’est fait avec amour. Ton mystère, que tout geste soit portée d’amour, hacher le persil du taboulé, essuyer la poussière d’un meuble ou ...

Jeddo, petite je ne voyais pas ta beauté

Tu étais dur d’oreille. D’énormes oreilles, tout en longueur. Tes oreilles jeddo, dessinées de plis, parfaites pour un cours d’anatomie; énormes, mais qui ne te servaient pas à entendre. Il fallait hurler devant tes yeux; alors que tu parlais bas, glissant les mots sous l’opacité de l’air. La seule parole personnelle entre nous ...

La maison d’enfance, demeure à mémoire

Beyrouth, Achrafieh. Vous avez quitté malgré vous, la ville s’était refermée sur elle-même. Début de guerre, logiques improbables des guerres. Mais on ne quitte pas Beyrouth. Tu y retournes pour la première fois, après plusieurs années de séparation. Soliloques en ville familière étrangère. Achrafieh. Les irruptions du passé font ...

Le prénom, comme cri lancé par les parents au monde

Le prénom, comme histoire de vie. Le prénom, langue originelle, nous raconte. Le prénom, comme cri lancé par les parents au monde. Le prénom et ses liens à l’identité, à la singularité. Entre deux cultures, quels échos poursuivre? «Pourquoi Élie et pas Elias? Pourquoi en français?  De quoi as-tu honte? Aurais-tu honte de ...

Au Liban, en quête de ce qui demeure

Pays de bruits et de poussière. D’odeurs, de gorges râpeuses, de nez bouchés. De chaleur. De peaux, d’exacerbation. Je retrouve le Liban, pays de gestes hauts, de valeurs. De droits bafoués. De foi, d’action. Pays de connivences et de traditions. Je retrouve le Liban, même et différent. Entrelacs de muscles et de turbulences. Le Liban, ...

On fait ci, on ne fait pas ça

On ne prononce pas le H dans je te hais. On n’invite pas le voisin comme ça, juste pour faire connaissance. On n’utilise pas «trop» pour «très». On n’en fait pas trop, on mesure ses élans. On ne veille pas à «sujet verbe complément» comme dans les dissertations, ce n’est pas nécessaire à l’oral. On ne s’attend pas à ...

Mjaddra, plat des pauvres ou partage privé?

Les vendredis, c’est Mjaddra. On le dit plat des pauvres. Ses ingrédients: lentilles, riz, oignons, épices. Mjaddra, parce qu’il est interdit de manger de la viande un jour saint. Tu ronchonnes parfois pour le plaisir, mais tu aimes la stabilité de ce rendez-vous, ce rituel simple, rassurant, et les gestes qui l’entourent, signes de ...

Écris puisque tu écris, dis le Liban d’aujourd’hui

Parle de nous. Écris puisque tu écris. Ce que nous endurons, témoigne. Dis. Approcher leur réel, bribes de textes en bouche, sincères comme l’élan, puis renoncer devant le bruit des mots. Comme distraite par trop de concentration, inquiète, violente de compassion. Trop de phrases pour faire parole, de gravité pour écrire. Pour penser ...

Femmes et Libanaises, multiples et complexes

Celle qui se raccroche à la tendresse sans renoncer à la puissance, dans ce difficile combat des genres, tu seras femme ma fille. Celle qui comme sa terre se relève des épreuves au nom de la vie. Celle qu’on rapatrie d’Amérique pour la marier à un inconnu du village paternel. Celle qui prend des chats, plusieurs chats, par instinct de ...

Premier retour au pays après deux ans d’exil

Chaque retour au Liban porte en creux le tout premier, comme nos pieds gardent l’empreinte des premiers pas. Aujourd’hui encore, ce passé là… Revenir au pays après mes deux premières années à l’étranger. Il est cinq heures du matin. Je ne suis pas au bout du voyage. De la nuit. La traversée passe par la mer. J’avais quitté par ...

Française, mais d’origine libanaise

–   Nom? Prénom? Nationalité? –   C’est-à-dire… je suis d’origine libanaise… j’ai été naturalisée, il y a un mois. Quand on te le demande, tu as cette réponse qui cherche à t’excuser d’une faute indépendante de ta volonté. «Naturalisée», quel lien avec la nature? Quand il te semble que c’est le contraire. ...

Yeux des hommes sur ton corps

Les yeux adultes, fixes, bas. Tu n’oublies pas leurs yeux qui te regardent que tu évites de regarder. Regard des hommes, le voisin, l’épicier du quartier. Tu connais les prénoms et leur regard sur toi. L’ami du père, l’oncle. Yeux des hommes sur ton corps. Petite fille arrêtée. Leurs yeux ne croisent pas ton regard, ils évitent tes ...

L’entrée des étrangers, le temps des attentes immobiles

Vous n’y êtes pas encore, vous la voyez déjà; vous reconnaissez de loin l’entrée des «étrangers», la queue devant la préfecture, longue queue dont la seule vue vous désespère; queue que vous prolongez de votre corps greffé à la masse compacte; vous trépignez avec elle, en elle. Avancer sans la voir bouger depuis que vous y êtes; ...

Le vote de la diaspora

Vote de la diaspora, l’expression claque comme titre de polar. Je dis «diaspora», et pense intrigues, complot. Le son de certains mots fait éclater d’étranges sens. Comme une langue personnelle, parallèle. Je suis de la diaspora, me récite cette comptine avec le sentiment d’intégrer une sorte de secte implicite sans l’avoir ...

A. Aleph. Au commencement était Achrafieh

Achrafieh. A. Aleph. Au commencement était Achrafieh. Avant d’épeler les lettres de ton pays, c’est le nom du quartier qui a marqué tes origines. Sans te douter que la question de l’origine hantera ta vie. Toujours. Par couches, toi l’arbre au tronc strié des lieux de tes exils successifs. Achrafieh. Achrafieh. «Achraf»: ...

Les bruits du Liban, tressaillements de vie

Il te suffit de fermer les yeux pour que l’âme sonore du pays se lève en toi. Polyphonique. Cacophonique. Les bruits du Liban, tressaillements de vie. On a des tomates, on a des pommes de terre, on a de la pastèque… dans les rues, le timbre guttural des marchands ambulants rivalise avec les klaxons, avec les insultes jappées par des ...

Un taxi dans la nuit de Beyrouth

Taxi roule dans la nuit, le pays cavale en sens opposé. La vitre comme écran, lignées chaotiques d’immeubles jetées dans tes yeux. Traverser un monde connu reconnu, toujours surprenant. Tu te répètes, mon pays; comme un aveu sans faute. Filmer en silence, dans ton silence, dans les froufrous de l’air qui passe. Ne retenir que les bruits ...

Pâques, odeurs de beurre et de fleur d’oranger

À l’approche de Pâques, les femmes pensent maamouls. Les maisons sentent longtemps la semoule. La fleur d’oranger. La cuisson du sucre, l’odeur du bon gras. Les feront-elles cette année? Combien, le kilo de pistaches? Les amandes. Les dattes, à la limite. Quoique, même les dattes. Et le beurre. Les feront-elles cette ...

Vertiges d'une révolution, pour quels vestiges aujourd'hui?

Mai 2022, comment penser nos élections sans se heurter à d’autres temps? La révolution d’octobre 2019, sa vitalité en sourdine dans nos souffles encore, les soubresauts de l’espoir comme appel et foi. Le vote aujourd’hui, comment poser ce geste digne, noble, sans la gageure du neuf? Vigueur d’une promesse scandée dans les rues, dans ...