Non qu’il y ait une manière spécifiquement féminine de photographier, ni que les travaux des trois artistes ici rassemblés aient une quelconque unité thématique ou une unité de style. Non, il y a des styles différents comme il y a des femmes différentes, et cette exposition est là pour le montrer, puisque ce qu’elle nous propose de voir, ce sont "trois regards", comme trois fenêtres sur le monde.

Trois femmes quand même, trois photographes, trois carrières entre le Liban, la France et les États-Unis, et une volonté, celle de la galeriste, une femme aussi, et pas des moindres, de les mettre ensemble. Et s’il existe un point commun entre ces trois femmes photographes qui exposent leur travail à la galerie Tanit, il se situe davantage dans le désir, commun à elles trois, de déconstruire les représentations convenues.

Diplômée du New York Institute of Photography (NYIP), Joumana Jamhouri est, comme elle le dit, spécialisée en photographie industrielle et architecturale ainsi qu’en photographie de paysage et documentaire. La photographie industrielle, cela consiste pour elle à se focaliser sur des objets – industriels – et de se laisser guider par les représentations qu’ils construisent: "L’industrie recèle des trésors encore relativement peu explorés: le volume des installations industrielles, les perspectives, les couleurs, les éclairages, les formes, les matières, le mélange d’environnements insolites et d’interventions humaines, qui donnent souvent des ambiances très particulières qui m’inspirent beaucoup." Décontextualisés, ces objets se rapprochent parfois de l’image abstraite, d’une architecture ou d’un plan urbanistique. L’objet initial se mue en un objet photographique.

Randa Mirza est photographe, artiste visuelle et performeuse, installée en France. Pour cette artiste qui se définit elle-même comme étant "construite sur une dualité", celle des deux villes qui constituent son habitat mais aussi celle qui définit son rapport aux genres, le travail artistique consiste essentiellement à explorer les frontières. Le projet Beirutopia s’inscrit aussi dans cette approche.

Beirutopia qui fait l’objet de l’exposition trois regards est un projet en cours qui a débuté en 2011 et qui évolue en We Promise, We Deliver, également proposé à la galerie Tanit. Beirutopia rend en réalité compte d’une situation dystopique. Elle repose sur une imagerie "utopisante" – les photographies sont des photographies de bâches et de panneaux d’affichage vantant des projets immobiliers qui sont à replacer dans le contexte de la construction et de la spéculation effrénées de l’après-guerre – et des mises en scènes qui s’inscrivent dans une dichotomie avec l’espace réel de la ville. Insérées dans l’espace urbain, ces représentations brouillent les limites entre la fiction et la réalité, et se substituent à la mémoire du tissu urbain. Ce sont ces limites qui reconfigurent cette réalité que le travail de Mirza cherche à interroger.

Randa Mirza, The Essence of the Mediterranean, 2014, Pigment Ink on Hannemulhe Photo Paper, Edition 2 of 5 + 2 AP, 60 cm x 90 cm, Framed: 80 cm x 110 cm

Ces espaces artificiels qui excluent de leur propos le rapport de l’homme à la ville trouvent leur accomplissement dans We promise, We deliver, des vues de la ville photographiées pendant la période de confinement, où l’élément humain est donc résolument absent, actualisant par là même le projet dystopique énoncé plus haut.

Randa Mirza, Apr 20, 2020 at 6-53-14 AM, 2020, Pigment Ink on Photo Paper, Edition 1 of 5, 63 cm x 30 cm, Framed with museum glass

Après la publication de son premier livre, Ordinary Lives, sur les femmes et les filles dans les camps de réfugiés et au lendemain de la guerre au Liban, Rania Matar lance un projet sur les adolescentes, inspirée par sa fille aînée, alors âgée de 15 ans. C’est donc l’adolescence qui se met au cœur du travail de cette photographe libano-américaine établie aux États-Unis. Matar a réalisé plusieurs séries de photographies sur ce thème, dont SHE et L’Enfant femme auxquelles appartiennent certaines photographies exposées dans le cadre de Trois regards.

Rania Matar L’Enfant – Femme – Julliette 11, 2012 Archival pigment print on baryta

L’Enfant femme, qui est un travail qui cherche à documenter cette période incertaine entre l’enfance et l’âge adulte, dépeint des adolescentes et préadolescentes vivant aux États-Unis et au Moyen-Orient: "La seule instruction que je donne aux filles est de ne pas sourire et je les laisse tomber dans leurs propres poses. Mon objectif est de représenter la jeune fille, lorsqu’elle est autorisée à se poser comme elle le souhaite devant la caméra. J’essaie de capturer alternativement l’angoisse, la confiance en soi ou son manque, le langage corporel, le sens de l’individualité et le développement du sens de la sexualité et de la féminité que les filles de cet âge commencent à ressentir."

Rania Matar, L’Enfant – Femme – Alia 9, 2011Archival pigment print on baryta, 44 x 36.8 cm

"Il n’est honnêtement pas du tout évident de deviner laquelle est musulmane, druze ou chrétienne. L’accent est mis sur le fait d’être une fille, sur le fait de grandir et sur l’identité", dit-elle encore. Dans SHE, Rania Matar se concentre sur les jeunes femmes à la fin de l’adolescence et au début de la vingtaine, qui quittent le cocon de la maison, entrent dans l’âge adulte et font face à une nouvelle réalité.

Rania MatarJana, Beirut, Lebanon, 2019, Archival pigment ink print

C’est donc sur cette exposition toute en discrétion (qui prend place, tout aussi discrètement, aux côtés d’une exposition majeure de l’artiste Aram Jughian, augmentée d’une suite de travaux photographiques provenant aussi de la collection de la galerie), et qui aurait sans doute mérité de faire l’objet d’un propos à part, développant quelque peu la promesse contenue dans le titre, que s’achève aujourd’hui, au lendemain de la commémoration du 4 août, la saison affichée par la galerie, avant la réouverture en septembre.

Nous le rappelons puisque l’occasion se présente à nous, que la galerie Tanit fut l’un des sites de la capitale les plus touchés, humainement et matériellement, par l’explosion de 2020. C’est donc aussi sur cette douloureuse commémoration que s’achève sa saison, avant la reprise de l’automne.

Rania MatarJana, Beirut, Lebanon, 2019 Archival pigment ink print

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