Figurant dans la première sélection du prix Goncourt 2022, Beyrouth-sur-Seine a toujours de fortes chances de remporter le Goncourt des lycéens. Écrivain, journaliste, photographe d’exposition et chroniqueur littéraire dans L’Orient-Le Jour, Sabyl Ghossoub signe, après Le Nez Juif et Beyrouth entre parenthèses, un troisième roman aussi provocant que touchant. Entretien avec un écrivain dont l’audace et la sensibilité étonnent.

Beyrouth-Sur-Seine est un roman autobiographique ou il s’apparente plutôt à l’autofiction?

C’est de l’autofiction inspirée de la vie de mes parents et de ma famille. Je me suis permis de changer la réalité pour coller le mieux à l’histoire que je voulais raconter.

Vous essayez peut-être de faire dire à vos parents et à leurs familles respectives, rivales en politique, ce que vous voulez vous-même dire. D’un côté, nous avons les communistes propalestiniens et de l’autre les phalangistes. Vous sentez-vous tout ça à la fois et vos proches deviennent-ils vos porte-paroles?

C’est quand même inspiré de la réalité, mais dans le sens où j’ai peut-être tiré les traits pour en souligner les oppositions et les paradoxes. Quand vous dites que je suis tout cela à la fois, je dirais oui à fortiori avec le recul générationnel. Le fait de n’avoir pas vécu la guerre me pousse à essayer de comprendre les uns et les autres, de voir pourquoi ils ont réagi ainsi, de me reconnaître dans toutes ces réactions différentes, c’est-à-dire dans le chrétien un peu extrémiste, autant que dans le chrétien communiste propalestinien. Je crois que les écrivains sont souvent comme ça, qu’ils essaient d’être tous leurs personnages à la fois.

N’avez-vous pas un peu forcé la dose, pour que ça fasse un roman? Je pense par exemple à vos parents, comment ils ont pu vivre ensemble, alors que leurs familles sont rivales en politique. Je me demande comment ils pouvaient s’entendre parce que des rivalités aussi prononcées, ça crée des malaises à la maison…

Il y avait des malaises. Je crois que mes parents, tous les deux, sont aussi éloignés d’un camp que de l’autre. Ce qui les réunit, c’est la douleur de l’exil par rapport à leurs propres parents et le rejet de toutes ces politiques-là. Sincèrement, on ne voit pas vraiment une navigation particulière pour un camp ou pour un autre.

Quand le narrateur interroge ses parents sur le top 3 des choses qui les ont affectés, la mère mentionne en premier lieu le massacre de Sabra et Chatila alors qu’elle aurait pu, en tant que chrétienne maronite, commencer par Damour ou par l’un des carnages qui ont touché sa communauté!

Oui, peut-être parce que le carnage de Sabra et Chatila a eu un retentissement énorme. Comme elle vivait à Paris en cette période noire, le massacre de Sabra et Chatila a occupé les médias à l’échelle internationale. Il a eu plus de résonance en dehors du Liban que les autres massacres qui, aujourd’hui encore, mettent du temps à prendre la place qu’ils auraient à prendre dans cette guerre-là.

Je me permets un exemple. Je revendique dans mes romans mon appartenance libanaise avant mon appartenance religieuse. Mais dans mon milieu à moi, on n’aurait jamais cité Sabra et Chatila avant Damour. On n’aurait jamais défendu les Palestiniens avant les Libanais…

J’ai les deux côtés dans ma famille. J’ai déjà rencontré énormément de chrétiens qui ont défendu d’abord les Palestiniens, quand j’étais au Liban entouré de la grande famille. Mais dans l’autre sens aussi. Donc je ne sais pas quoi répondre. Pour moi, cette pluralité des chrétiens dans les différents camps existait au Liban et existera toujours.

Crédit photo: Héloïse Rachet

Il y a une volonté très claire chez vous de démystifier le martyr Bachir Gemayel, en le décrivant comme un homme obsédé par son apparence BCBG. De même, dans certains passages, vous déformez un peu son image et son message. Comment vous défendez-vous?

J’ai tiré le trait de lui autant que de Walid Joumblatt, d’une certaine façon en disant qu’ils étaient très préoccupés par leur image, ce que je pourrais dire de beaucoup de politiciens au Liban et ailleurs, donc je ne pense pas avoir trahi son message. D’ailleurs, je ne suis pas le porte-parole de son message. Je regarde ça d’un point de vue intérieur et extérieur. C’est mon ressenti par rapport à ce que j’ai lu et ce que j’ai vu de lui, tout comme c’est le ressenti des gens autour de moi, que je te retranscris à travers la parole de mes parents et celle des personnes qui ont, chacune, des sensibilités différentes. Je ne suis ni le porte-parole de la famille Joumblatt, ni de la famille Gemayel, ni d’autres familles. Je comprends que certaines personnes soient heurtées par la façon avec laquelle j’ai décrit Walid Joumblatt ou Bachir Gemayel. Je n’écris pas pour dire ce que c’est la vérité de Bachir Gemayel. Ce n’est pas un livre historique. Je ne viens pas raconter son message. C’est juste un point de vue.

Oui, mais Bachir Gemayel a pu unir presque tout le Liban autour de lui. Il en est devenu un symbole fédérateur.

Mais il y a énormément de Libanais autour de moi qui ne vont jamais dire ce que vous venez de confirmer. Moi j’ai grandi justement avec les deux discours: l’un qui, comme le vôtre, soutenait que Bachir Gemayel a uni le Liban, et l’autre qui me racontait tout le contraire.

En tout cas, en 21 jours il a pu arrêter la corruption, faire trembler de peur la pègre qui étalait ses tentacules. Regardez où nous en sommes aujourd’hui! La corruption gangrène tous les secteurs au Liban. Je crois que tout le monde reconnaît au moins son intransigeance et sa rectitude.

Non, tout le monde n’est pas d’accord. Ça, je peux le confirmer à 100%. Je connais pas mal de personnes autour de moi qui ne font pas partie du tout de ma génération, qui ont vécu la guerre et qui ne diraient pas ce que vous pensez. Je trouve que ma génération, qui n’a pas vécu la guerre, doit apprendre à écouter ces différents points de vue sur la guerre et sur ses différentes personnalités politiques. Et c’est ce que j’essaie de retranscrire dans mon livre.

En outre, il existe plein de photos où on le voit marcher sur les lignes de démarcation, toujours en tête du groupe des combattants, en étant le plus exposé au danger de mort, sans être "apprêté", mais juste le contraire.

Ce n’est pas mon point de vue. Ce n’est pas parce qu’on est premier sur la ligne de démarcation qu’on ne fait pas attention à son apparence. La preuve c’est qu’il a même été pris en photographie. Il y a quand même quelque chose de la mise en scène dans la politique, mais qui dépasse seulement la cause. Pour moi, l’ADN même de la politique c’est de se mettre en scène pour pouvoir défendre ses idées, pour avoir le plus de voix possible, pour faire passer un message, et je trouve qu’il était très bon dedans d’ailleurs. Je ne le lui reproche pas. Je dis qu’il donne envie en termes d’images politiques.

Les lecteurs et lectrices peuvent comprendre cela comme la prédominance de l’influence de vos oncles maternels propalestiniens – comme Elias par exemple que vous admirez – sur vous. Ou peut-être c’est votre volonté de dire que tous les partis, tous les leaders se valent, "les bons et les mauvais".

Oui, enfant, j’admirais plus mes oncles maternels, mais c’était un regard d’enfant, irréfléchi, sentimental, un peu comme la jeune fille de Marjane Satrapi est fascinée par son oncle dans son roman graphique Persépolis. Pour les partis et les leaders qui ont fait la guerre, oui, selon moi, ils se valent tant que justice ne sera pas faite sur les massacres et les disparus et, malheureusement, je crois que justice ne sera jamais faite.

Vous dites à un moment: "Aller à l’encontre des siens me semble être l’une des seules positions respectables, je tire une certaine fierté que ces hommes aient trouvé refuge dans cette maison que mes oncles aient défendu les Palestiniens et leurs alliés face aux leurs, des chrétiens." N’est-ce pas une façon de dire que le Liban ne vient pas en premier lieu? Si les Libanais commencent, chacun de son côté, à privilégier ses inclinations pour une communauté de réfugiés, et il y en a des centaines de milliers au Liban, quel Liban aurions-nous dans quelques années?

Je dis que c’est l’une des seules positions respectables dans le sens où c’est un pas vers l’autre, dans les moments de conflit, qui permet de créer comme un dialogue, un lien, quelque chose qui dépasse un peu le "chacun va protéger son propre camp, sa propre communauté ou son propre cadre à lui". C’est ce que j’ai essayé de faire tout au long de ma courte vie, aller à l’encontre de ce qu’on m’avait appris, ou même interdit et interdit de penser même. D’un côté, vous voyez que je suis plus proche de la gauche libanaise, la gauche propalestinienne par affinité familiale, mais j’ai essayé de m’éloigner et de me poser des questions, de voir si les autres aussi peuvent avoir raison. C’est essayer de comprendre Bachir Gemayel. Il a un parcours qui va beaucoup plus loin que ce qu’on me racontait.

Mais quand on ne prend pas position, on est moins soudé et c’est le Liban qui perd. Il perd en solidarité, il s’effrite. Au lieu d’être tou.te.s uni.e.s autour d’un projet commun qui est le Liban d’abord.

Vous savez comme moi que chaque Libanais a une vision du Liban particulière à lui. Du Sud au Nord, on va avoir 50 définitions différentes de ce pays-là. Je crois que c’est sa beauté et son grand malheur. C’est un drame qu’on n’arrive pas à s’entendre en nous disant faisons que le Liban aille bien d’abord! Moi je suis sûr qu’un chiite du Hezbollah qui parle du Liban ne dira pas la même chose que vous. Son Liban n’a aucun rapport avec le vôtre, mais c’est aussi son point de vue.

Ils ne cachent pas leur allégeance pour l’Iran. Le Liban ne peut pas être une province iranienne.

Pour nous c’est une aberration, pour eux, c’est une évidence. Ce qui est très particulier dans la politique c’est qu’il faut qu’on fasse quand même face à cette réalité-là.

Pour moi et pour la plupart des Libanais.es, toutes confessions confondues, le Liban passe en premier et nous avons eu nos moments d’identification commune quand il y a eu la révolution du Cèdre et la révolution du 17 octobre. On devrait plutôt privilégier l’appartenance libanaise.

Oui, je suis à 100% d’accord avec vous; en tout cas dans la révolution du 17 octobre, on a ressenti quelque chose de merveilleux. Pendant quelques jours c’était incroyable et ce n’était même pas prémédité, c’était une parole vraie. Les Libanais qui occupaient inlassablement la rue…

Même au Sud, ils criaient leur haine du régime des Mollahs. Ainsi, quand vous parlez de l’assassinat de Lokman Slim, vous soulignez qu’il est l’un des producteurs-réalisateurs du film "où le milicien raconte son expérience lors de Sabra et Chatila" et vous n’ajoutez rien d’autre. Vous ne faites aucune allusion à tout ce qu’il avait dit sur le Hezbollah.

Oui, parce que je ne vais pas dessiner toute sa biographie. C’est plus un travail de journaliste, alors que je me limite à situer les faits dans l’histoire que je racontais. Ce n’était pas pour pointer un point ou un autre.

Tout le monde sait que Lokman Slim était l’adversaire acharné du Hezbollah, donc on se demande pourquoi vous avez complètement occulté cette dimension.

Je ne l’ai juste pas mentionnée. Une volonté de rendre les choses à taille humaine on va dire. Et sur Lokman Slim, le fait que je cite son film là-dedans montre à quel point je soutiens ce qu’il faisait de manière générale dans sa vie.

Il y a une très belle phrase qui arrive au beau milieu de cet humour noir, de cette haine mêlée de passion de vos racines peut-être, de votre pays ou de l’État qui gère le pays, cette phrase est le rêve de tout parent: "Alma a raison, je ressemble de plus en plus à mes parents et je m’en réjouis. Ils ne me quitteront plus jamais, même après leur décès je n’aurais qu’à me regarder et m’écouter pour les retrouver dans mes gestes et mes mots, ils continueront à vivre en moi."  Cet aveu arrive comme une fulgurance, une éclaircie et donne une autre dimension au roman. On est très touché par votre volonté de venger vos parents.

Oui, bien sûr c’est une vengeance pour mes parents et pour les victimes de la guerre de manière générale et de la souffrance. C’est parce qu’il y a ce sentiment que cette phrase a été écrite. Parce que justement je suis porté par cet amour-là et par sa bienveillance. Tout est bienveillant dans mon livre.

Mais puisque vos parents appartiennent à deux clans opposés, avez-vous pu équilibrer entre eux? La balance n’a-t-elle pas penché en faveur d’un parent plus que l’autre, peut-être à votre insu?

Mes parents ne viennent vraiment pas de deux clans opposés, mais plutôt d’un même clan. Mes parents, et pas leurs familles – je parle vraiment de ces deux personnes déconnectées qui se sont retrouvées ensemble et qui ont vécu leur vie à Paris seuls. Ils font partie du même camp, celui dont je fais partie, c’est-à-dire celui d’un regard extérieur à cette situation, qui ne voit pas le mal d’un côté ou d’un autre, qui essaie plutôt de faire avec les choses qui se passent dans la vie.

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