Elle aime les plans fixes, les silences, les zones peu explorées et se retrouve en pleine lumière : la documentariste Alice Diop se voit propulsée en symbole d’un renouveau du cinéma français avec " Saint-Omer ", précédé d’un important buzz cinéphile.

Consécration pour la cinéaste de 43 ans, qui a grandi dans une cité de Seine-Saint-Denis : c’est sur son cinéma exigeant que le 7e art tricolore a misé cette année pour tenter de remporter l’Oscar du meilleur film étranger, en mars 2023. La reconnaissance d’un travail " emblématique du renouveau du cinéma français " pour le patron du CNC, Dominique Boutonnat, référence transparente aux succès récents de Julia Ducournau (Palme d’Or 2021 avec " Titane ") et Audrey Diwan (Lion d’Or la même année avec " L’Évènement ").

Louée par la critique, la cérébrale Alice Diop prend-elle la même voie ?
" Quand j’entends " Alice Diop " , une femme noire Française, représente la France aux Oscars avec un film incarné par deux actrices noires françaises+, cette phrase, elle énonce un programme politique vieux de vingt ans, qui m’a donné envie de faire du cinéma ", explique la réalisatrice.

" Il y a une invisibilisation des femmes noires universitaires, intellectuelles, complexes, ambiguës, névrosées – comme je le suis sans doute un peu ! On a droit à notre névrose, à nos zones d’ombre " peu montrées à l’écran, relève-t-elle. Issue d’un milieu modeste, Alice Diop est arrivée au cinéma par la Femis, après des études d’histoire et de sociologie. Elle en a conservé un regard acéré sur le monde et ses inégalités, ainsi qu’une expression lettrée, tant en interview que derrière la caméra.

" Les raisons pour lesquelles j’ai envie de faire du cinéma sont nourries à la fois par ma vie intime, ma manière d’être au monde, ce que je dis, ce que je sens en tant que femme noire de France au XXIe siècle ", mais aussi " ce que j’ai étudié, ce qui m’a blessé et ce qui n’a pas été dit ", résume-t-elle.

Ses actrices décrivent une intellectuelle toute en " rigueur ", tenaillée par " la recherche du réel " (dixit Kayijé Kagame), pas forcément dans " l’aide et le conseil " mais qui se refuse à toute " manipulation des sentiments ". " Ses films sont très pensés, elle sait exactement ce qui l’intéresse ", ajoute sa monteuse, Amrita David.

Depuis une vingtaine d’années, elle filme, aux frontières parfois de l’autobiographie, la banlieue, l’immigration, la diversité. À commencer par sa famille portraitisée dans " Les Sénégalaises et la Sénégauloise " (2017), où elle s’interroge sur l’exil, et la vie qu’elle aurait pu mener si elle avait grandi de l’autre côté de la Méditerranée. Suivront des portraits de familles immigrées dans la cité des 3.000 à Aulnay-sous-Bois où elle a grandi (" La Tour du Monde "), d’un jeune banlieusard noir qui rêve de faire du théâtre (" La Mort de Danton ") ; la chronique d’une permanence de soins pour migrants (" La permanence "), ou un voyage à travers la banlieue (" Nous ").

Cinéaste des marges ? " Aux marges d’un pouvoir central, d’une visibilité, de gens qu’on considère comme légitimes pour s’emparer du récit ? Certainement ! ", tranche-t-elle. Pour compléter : " aux marges sociales, des gens invisibilisés politiquement, artistiquement, " silencés ", c’est au nom de ça que je fais du cinéma, pour m’autoriser le droit du récit, compléter et renouveler les imaginaires, offrir des récits manquants ". Si elle avait déjà obtenu un César du meilleur court métrage (" Vers la tendresse "), " Saint-Omer " la fait changer radicalement de catégorie, avec une pluie de prix, à commencer par un doublé à la Mostra de Venise (Grand Prix du Jury et prix du premier film, " Saint Omer " étant sa première fiction).

Sous les projecteurs du Prado, celle qui a travaillé avec la directrice de la photographie du " Portrait de la jeune fille en feu ", Claire Mathon, et avec la romancière Marie Ndiaye, prix Goncourt 2009, a cité la féministe noire américaine Audre Lorde, promettant comme elle de briser le " silence " et de ne plus se " taire ". C’est chose faite.

AFP

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