À l’ombre de l’offensive russe en Ukraine, le Liban se retrouve une nouvelle fois pris en tenaille. Dépendance aux importations de blé ukrainien, banqueroute du système économique et financier et atomisation de ses infrastructures de stockage portuaires, le pays est aujourd’hui exposé à tous les vents. Pourtant des solutions sont possibles.

 

Jadis appelée "le grenier à blé de l’Europe", l’Ukraine détient la quatrième place des exportations mondiales de blé. Avec la Russie, elles totalisent à elles seules 30% des exports mondiaux de cette denrée. Productrice également de maïs, de colza et de tournesol, l’Ukraine détient avec la Russie une suprématie dans le domaine des céréales qui font d’elles des superpuissances agricoles.
Pas étonnant donc qu’à l’annonce de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les cours du blé sur les marchés à terme pour le mois de mai aient atteint un niveau historique culminant à 396,5 euros/tonne (soit près de 432 dollars) le 7 mars, alors que le 10 février, ils finissaient à 262,77 euros/tonne (près de 287 dollars) soit une progression fulgurante de 50% en seulement un mois.
"Chaque matin, avec les nouvelles du front, les marchés à terme à Chicago explosent", explique à Ici Beyrouth Sami Kassir, courtier international, spécialiste des denrées agricoles et patron de Global Commodities sal, Liban. "Avant la crise ukrainienne, le prix CIF (Cost, insurance and freight – coût, assurance et frêt) Beyrouth au départ des ports de Berdiansk ou Marioupol – où s’approvisionnent la majorité des minotiers libanais – tournait autour de 330-340 dollars par tonne métrique. Aujourd’hui, si on arrive par chance à trouver du blé roumain ou bulgare sur la mer Noire, les cotations sur le Liban seraient de l’ordre de 480 à 500 dollars, soit une augmentation de 50%."

Libérer les prix du pain 
Le Liban importe environ 650 000 tonnes de blé par an dont 80% proviennent d’Ukraine. Un blé semi-dur, idéal pour la fabrication du pain libanais et vendu à des prix très concurrentiels. Cette denrée cruciale est encore subventionnée à 100% par l’État libanais à un taux de change de 1 500 livres pour un dollar. C’est justement là le nœud du problème car, avec la faillite du pays, ce système devient intenable. "À cause du manque de liquidités en devises fortes, les dossiers s’empilent à la banque centrale", explique à Ici Beyrouth Paul Mansour, propriétaire de la minoterie Crown Flour Mills. "Certains fournisseurs mettront plusieurs mois à être payés, alors que dans la majorité des cas les marchandises ont déjà été déchargées pour éviter les surestaries", ajoute-t-il. "Des délais interminables qui ont fini par décourager les exportateurs de blé de prendre le risque d’insolvabilité du pays. Nombre d’entre eux réclament aujourd’hui d’être directement payés cash par les acheteurs avant ou durant le chargement."
Dans ce contexte de crise sans précédent, les subventions sur le blé sont devenues une entrave. "Maintenir le prix du pain à des niveaux bas est une volonté politique, mais l’État libanais, de toute évidence, n’en a plus les moyens", préconise M. Mansour. "La solution la plus viable serait de mettre en place un système de tickets de rationnement pour les familles, qui libérerait complètement les prix, et in fine l’importation de blé."

Absence de financement bancaire 
Outre la qualité, l’autre atout majeur des blés ukrainiens est qu’ils peuvent être vendus par petits lots et chargés sur des navires de 5 000 ou 10 000 tonnes, tandis qu’en Europe, ce sont plutôt des cargos de 15 ou 20 000 tonnes, et même 30 à 50 000 tonnes pour les chargements à partir d’un port américain ou argentin. "En l’absence de financement, vu qu’on ne peut plus passer par le circuit bancaire, il nous est plus facile d’acheter de petites quantités, sans parler des facilités que nous octroyaient les compagnies ukrainiennes, comme la possibilité de décharger avant même tout règlement par la BDL", raconte Paul Mansour. "Il faut savoir que ces cargos en attente d’être payés, mais entreposés au Liban, sont la propriété des compagnies exportatrices de blé. Pour nous permettre de disposer de la marchandise et commencer à moudre, la banque centrale doit rapidement s’acquitter de ses retards de paiements."

Une épée de Damoclès
Pourtant le problème ne s’arrête pas là. Avec l’explosion des infrastructures du port de Beyrouth et la pulvérisation de ses silos à grains dont 120 000 tonnes métriques de capacité d’emmagasinage (soit 3 mois de stockage), la situation s’est durement aggravée. "Avec la guerre en Ukraine, les approvisionnements deviennent difficiles", insiste Sami Kassir. "L’absence de réserves stratégiques reste une menace alimentaire pour le pays. Mais des solutions provisoires peuvent être trouvées – à l’instar de ce qui a déjà été fait en Irak ou à Aqaba – comme, par exemple, amarrer dans les ports de Beyrouth et de Tripoli de vieux navires transformés en silos flottants."

Course contre la montre 
Car aujourd’hui il y a péril en la demeure. Les réserves cumulées par les douze minoteries du pays sont tombées à 75 000 tonnes, soit seulement un mois et demi de réserves.
Reste qu’avec l’arrêt des exportations ukrainiennes et la flambée des prix, l’approvisionnement de blé est devenu un vrai casse-tête. Les pays du bassin méditerranéen tels que la Jordanie, l’Algérie et l’Égypte (12 millions de tonnes de blé russe importées par an) cherchent intensivement à s’en procurer, le pain étant l’aliment central de leurs populations. Déstabilisés, les marchés sont sous pression. Dans ce nouveau chaos mondial, le secteur privé libanais, déjà empêtré dans un pays en pleine débâcle financière et économique, se retrouve dans une course contre la montre et tente de s’organiser pour pallier les pénuries. "Avec un État failli, sans possibilité de financement et des marges de prix ultralimitées, la seule option qui se présente aujourd’hui aux différents importateurs locaux, est de se regrouper ensemble afin de se partager les coûts sur des cargos de 25 000 à 30 000 tonnes pour aller charger en Allemagne, aux États-Unis ou en Argentine", indique Sami Kassir. "L’autre option pour approvisionner d’urgence le pays serait que le gouvernement libanais puisse demander un renfort alimentaire aux pays producteurs tels la France ou les États-Unis via des programmes d’aide."
Entre temps, les effets de la guerre se font déjà sentir. "La hausse des produits énergétiques, comme le diesel qui fait tourner nos générateurs à l’usine, affecte nos coûts de production et, par ricochet, le prix de la farine", explique Paul Mansour qui se veut toutefois rassurant: "Il est vrai qu’aujourd’hui un vent de panique s’est emparé du marché. Les stocks sont actuellement au plus bas. Les prix CIF Beyrouth ont flambé et la disponibilité du blé sur le marché a été sévèrement réduite. Mais je tiens à dire que les minotiers, le gouvernement et la banque centrale travaillent d’arrache-pied pour trouver des solutions.