Face à l’envolée des cours des hydrocarbures et à la guerre en Ukraine, les Européens s’affolent et tentent de se défaire de la dépendance à l’énergie russe. Si le gaz naturel liquéfié paraît une bonne solution, elle est coûteuse et les capacités de production sont pour l’heure limitées. L’Union européenne fait par ailleurs face aux réticences des pays de l’OPEP+, qui refusent d’augmenter leur production et restent solidaires avec la Russie sur la question énergétique. 

 

 

En quelques semaines, le paysage énergétique mondial a été complètement bouleversé, alors que la guerre en Ukraine a généré un quasi-choc pétrolier. Inflation galopante, difficultés d’approvisionnement, menaces russes de "fermer le robinet du gaz" sur le Vieux continent alimentent la gronde sociale et l’instabilité.

Actuellement autour de 110 dollars américains, le pétrole US WTI avait atteint 130 dollars le baril début mars, tandis que le gaz naturel avait frisé les 200 dollars, un véritable record historique.

Cette crise pose deux impératifs pour les gouvernements. Le premier, géopolitique, implique la réduction de la dépendance occidentale au gaz russe, qui représente 40% des importations de l’Union européenne. Le deuxième est la baisse des prix des hydrocarbures, en concertation avec les principaux producteurs (pays de l’OPEP) pour réduire l’inflation mondiale.

Les dirigeants mondiaux, affolés par une telle conjoncture, ont multiplié les initiatives diplomatiques : desserrement de l’étau américain autour du Venezuela (qui détient les plus grandes réserves de pétrole prouvées au niveau mondial), visites du premier ministre britannique Boris Johnson dans les pays du Golfe, retour de l’accord sur le nucléaire iranien, ou encore tractations avec l’Algérie (10ᵉ producteur mondial de gaz naturel).

Pour l’heure, deux pistes principales ont été envisagées comme substitut au gaz russe : le gaz naturel liquéfié (GNL) et le recours aux énergies renouvelables. Ceci, dans le but de rompre avec la dépendance énergétique de l’Europe envers la Russie d’ici à 2027, un objectif adopté par la Commission européenne.

Éliminer la dépendance aux énergies russes, un objectif impossible sur le court-terme

Affolée par les menaces russes, l’Union européenne a annoncé plusieurs décisions, telles que des achats en commun de gaz, le plafonnement des prix de l’électricité, la création d’une plateforme d’achat de gaz au niveau supranational et des négociations avec d’autres pays producteurs.

Cependant, les inquiétudes montent quant à la capacité de l’Europe à sécuriser son approvisionnement en gaz en vue de l’hiver prochain, d’autant plus que ses objectifs sont ambitieux. En effet, Bruxelles veut réduire des deux tiers dès 2022 les achats européens de gaz russe.

Pour Homayoun Falakshahi, analyste en hydrocarbures chez Kpler et enseignant à Science Po Grenoble, l’Europe ne peut se passer du gaz russe sur le court terme : " L’Europe pourrait se permettre de couper les importations de gaz russe étant donné que les besoins de chauffage diminuent. En revanche, cela signifierait que le vieux continent ne pourrait suffisamment remplir ses stocks de gaz pour affronter l’hiver prochain. ".

 

Concernant les capacités actuelles de l’Europe et des autres pays producteurs, il explique que " les autres pays producteurs de gaz sont proches de leur niveau maximal de production et l’Europe dispose d’une capacité de gaz naturel non utilisée actuellement très limitée. En utilisant les capacités non utilisées, l’Europe pourrait seulement importer entre un quart et un tiers des importations actuelles en provenance de Russie. "

La majorité des contrats de gaz naturel sont signés sur le long-terme, ce qui rend une transition abrupte difficile. M. Falakshahi évoque le cas qatari à guise d’exemple, " le Qatar envoie plus de 90% de ses exportations de gaz vers l’Asie via des contrats à long-terme et ne peut aisément modifier la destination de ces cargos ".

La guerre en Ukraine semble néanmoins avoir très largement renforcé la détermination européenne de se défaire du gaz russe.  L’annulation de Nord Stream 2 alors que le gazoduc est prêt à l’usage et que 11 milliards de dollars ont été dépensés pour sa construction a été un premier signal fort. Cependant, " les objectifs de la Commission européenne restent difficilement atteignables d’ici à 2023, qui requièrent un chantier de long-terme ", estime l’expert.

Des obstacles qui ont amené plusieurs pays européens à tempérer les mesures anti-russes, et notamment l’Allemagne qui dépend à 55% de Moscou pour ses besoins gaziers et s’est fermement opposée à un boycott de la Russie. Une transition qui n’est pas abandonnée, mais qui doit être progressive et accompagnée de la construction d’infrastructures adaptées, comme des terminaux de réception de gaz naturel liquéfié, dont l’Allemagne ne dispose pas encore.

Les producteurs de GNL, courtisés par l’Occident

Si les États-Unis et l’Europe ont déjà signé un accord d’importation de gaz naturel, la véritable alternative semble résider dans les pays du Golfe, qui disposent de capacités de production encore inexploitées, mais également dans d’autres pays producteurs comme Israël, l’Égypte et l’Algérie.

Cependant, le Qatar a tempéré les espérances européennes, affirmant que l’émirat pourrait augmenter ses productions de GNL de 50 millions de tonnes par an et signer des contrats de long terme avec l’Europe, mais pas avant quatre ou cinq ans.

L’Algérie ainsi que l’Égypte, elles, pâtissent d’une consommation interne élevée et d’une production insuffisante.  Selon les dirigeants de plusieurs compagnies étrangères en Algérie, le pays n’a pas les capacités nécessaires sur le court et moyen-terme, ses livraisons ne pouvant dépasser les trois ou quatre milliards de mètres cubes. Selon Ali Hached, ex-vice-président de Sonatrach, " les ressources gazières conventionnelles de l’Algérie ne lui permettront plus d’assurer son rôle d’exportateur dans moins de huit ou neuf ans, au rythme actuel de la croissance de la consommation interne".

L’Égypte semble bien placée pour pallier les lacunes d’approvisionnement en Europe, le pays étant devenu le 13ᵉ producteur mondial de GNL. Cependant, elle exporte déjà son gaz naturel aux marchés arabes et asiatiques, dont la Chine et bientôt le Liban et utilise 65 % de sa production pour ses besoins internes.

Homayoun Falakshahi explique à Ici Beyrouth que "sur un plus long terme, le Qatar pourrait être le grand gagnant de cette nouvelle situation", mentionnant de même Israël comme potentiel fournisseur. "Israël pourrait potentiellement devenir un nouveau fournisseur, mais une solution amicale devra être trouvée avec la Turquie pour que la construction de l’EastMed Pipeline puisse se dérouler sans encombre".

Quant à l’Iran, il " dispose, via ses gigantesques réserves de gaz, les deuxièmes plus grandes au monde, d’atouts considérables pour devenir un fournisseur important de gaz à l’Europe. Mais il faudrait pour cela que les sanctions américaines soient levées et que des grandes entreprises occidentales investissent dans des projets de GNL dans le pays. "

Des possibilités sur le moyen et long-terme qui rencontrent un second obstacle : la concurrence provenant des marchés asiatiques, en pleine croissance. Si elle veut obtenir le GNL des pays producteurs, l’Europe devra donc payer un prix plus élevé que ses concurrents.

Les pays de l’OPEP disent " niet " aux injonctions occidentales

Les pays du G7 avaient appelé début mars les pays producteurs de pétrole et de gaz à "agir de manière responsable et à examiner leur capacité à augmenter leurs livraisons sur les marchés internationaux", en vue de faire baisser le cours des hydrocarbures. Une injonction restée lettre morte, les pays arabes exportateurs de pétrole et de gaz affichant une neutralité dans le conflit et refusant de croitre leur production.

En réponse au G7, le ministre émirati de l’Énergie a appelé, lors du forum mondial de l’énergie à Dubaï, les Occidentaux à être " raisonnables " dans leurs attentes, réaffirmant son attachement à l’alliance Opep+ qui inclue la Russie. Dans un contexte de baisse des investissements dans le secteur pétrolier et gazier ces dernières années, un tel objectif est difficile à atteindre, certains pays membres de l’OPEP faisant face à un déclin de leur production. Le ministre a de même signalé la volte-face de l’Occident, prompt à condamner l’OPEP lors de la COP26 sur le climat, avant de les traiter à présent comme des "superhéros".

Adlene Mohammedi, docteur en géopolitique et spécialiste de la politique arabe de la Russie postsoviétique, explique à Ici Beyrouth que "les Saoudiens ne semblent pas vouloir tourner le dos aux Russes. Et il faut dire que les relations entre Riyad et l’administration Biden ne sont pas celles que la monarchie entretenait avec Donald Trump".

"Les Saoudiens et les Émiriens ne paraissent pas enclins à augmenter la production au-delà de ce qui est convenu avec la Russie. Peut-être que la stratégie peut changer. Mais, pour l’instant, les Russes n’ont pas été lâchés par l’OPEP" ajoute-t-il, les pays du Golfe étant proches à la fois de Moscou et de Washington. Des contacts diplomatiques ont eu lieu entre le Kremlin et les monarchies du Golfe, les dissuadant de répondre aux injonctions occidentales.

Même son de cloche pour l’Algérie, qui, selon M. Mohammedi, est dans une situation "d’interdépendance" vis-à-vis de la Russie. "Mais les Russes ont appris à compartimenter leur politique étrangère. Et ils savent bien que l’Algérie est une alternative hypothétique pour l’Europe dans le domaine énergétique", ajoutant que "la Russie est consciente que l’Algérie n’a pas forcément les moyens de se substituer à la Russie en tant que fournisseur de gaz".

Une situation complexe, qui montre d’une part, la nouvelle centralité des pays du Golfe dans cette nouvelle conjoncture, d’autre part l’affaiblissement des relations Golfe-Occident, qui devient peu à peu un simple partenaire stratégique parmi d’autres.